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Cette lettre vigoureuse fit une telle impression sur M. Lincoln qu’il demanda par le télégraphe à Sherman la permission de la publier ; Sherman refusa. En empêchant son gouvernement de céder à des défaillances qui auraient annulé les résultats obtenus par deux ans de combats, il remplissait encore son devoir de soldat ; mais il ne lui convenait pas de voir son nom mêlé à des polémiques de journaux. Ajoutons que, respectueux en tout de la discipline, il avait hiérarchiquement soumis sa lettre à son chef Grant, avec les réflexions suivantes : « Je sais qu’on me déclare incompréhensible à Washington parce qu’au début de la guerre je ne voulais pas qu’on s’y jetât en aveugle, sans préparation et dans l’ignorance complète de son étendue et de son but. J’étais fou alors, et maintenant, que j’insiste pour qu’on poursuive la guerre sans compromis, je suis implacable. Vous souvenez-vous de ce que Polonius dit à Laertes dans Hamlet : Crains de te mêler à une querelle, mais, une fois la querelle engagée, soutiens-la et fais que ton adversaire soit en crainte de toi. — Ce qui est vrai pour un homme est également vrai pour une nation. »

Si les idées de repos et de compromis avaient eu leur heure, les événemens se chargèrent de rappeler tout le monde au sentiment de la réalité. Vaincus là où Grant, Sherman et Porter unissaient leurs talens, les confédérés venaient de remporter ailleurs des succès décidés, et trois mois ne s’étaient pas écoulés que Sherman d’abord, puis Grant, étaient appelés en toute hâte sur un nouveau théâtre pour y réparer des désastres et remédier à une situation fort compromise. Le système des petits paquets, contre lesquels Sherman avait sans cesse protesté, portait ses fruits. Une de ces petites armées venait d’être outrageusement battue près de Chattanooga, aux confins de la Géorgie ; une autre, commandée par Burnside, était investie, et sa capitulation semblait imminente. Le mal fait, on s’adressait à Sherman pour le réparer. « Suppliez Sherman d’agir avec toute la promptitude possible, » télégraphiait-on de Washington.

Laissant le cours du Mississipi à la garde de la marine, il met aussitôt ses troupes en marche ; mais il y a loin du grand fleuve à la frontière de la Géorgie. On chemine partie à pied, partie par eau, partie en chemin de fer, sur une ligne où la voie et les stations sont gardées militairement contre les entreprises des guérillas dont le pays est infesté. Un train porte Sherman, son état-major et quelques compagnies d’escorte. Tout à coup, au sortir d’une station, un arrêt subit réveille le général, qui sommeillait. Il voit les soldats descendre des wagons et se mettre à courir ; en même temps, le chef du poste de la station arrive au galop le prévenir que ses piquets sont ramenés et qu’on voit s’avancer rapidement des masses de cavalerie.