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Je prévis une scène. Il se fraya un chemin dans la foule jusqu’à la voiture et dit : — Monsieur le président, j’ai une plainte à faire. Ce matin, je suis allé parler au colonel Sherman, et il a menacé de me brûler la cervelle. — M. Lincoln, toujours debout dans sa voiture : — Menacé de vous brûler la cervelle ? — Oui, monsieur, il a menacé de me brûler la cervelle. — M. Lincoln le regarda, puis moi, et, baissant son grand corps maigre vers l’officier, lui dit à l’oreille sur le ton d’une confidence de théâtre, mais assez haut pour être entendu de tous : — Eh bien ! monsieur, si j’étais à votre place et s’il me menaçait de me brûler la cervelle, je ne m’y fierais pas, car je crois qu’il serait très capable de le faire. » L’officier disparut, les hommes se mirent à rire, et Sherman remercia le président en l’assurant que ce qu’il avait fait l’aiderait puissamment à maintenir la discipline. De ce jour data la confiance mutuelle que ces deux hommes se sont témoignée à travers tant d’événemens.

Laissons l’armée du Potomac se refaire et se préparer à de nouvelles luttes, et suivons Sherman, qu’un ordre du ministre de la guerre envoie dans l’ouest, où désormais se fera toute sa carrière. Dégoûté de l’intervention des politicians dans les affaires militaires, il sollicite avant de partir, et comme une faveur, de n’être employé que dans une position secondaire. M. Lincoln se hâte de le lui accorder, en ajoutant que ses plus grandes difficultés viennent de la foule de généraux, qui veulent tous au contraire être à la tête des affaires ou commander en chef. Un poste subalterne est en effet assigné à Sherman à Louisville, sur l’Ohio. Il est chargé d’y organiser une défense locale et il s’acquitte de sa charge avec vigueur ; mais il reconnaît tout de suite l’inanité des petits projets, des petits moyens, du morcellement des efforts dans la lutte gigantesque qui commence, et dont, le premier, il entrevoit les proportions.

Un mot de digression est ici nécessaire.

Laissant de côté la Californie, désintéressée par son éloignement, et les territoires transmississipiens, à peine peuplés, le théâtre de la guerre va embrasser toute la contrée comprise entre l’Océan-Atlantique d’une part et le Mississipi de l’autre. Cette contrée est traversée du nord-est au sud-ouest par les Alleghany, chaîne de montagnes impropres aux opérations militaires, qui verse ses eaux à l’est dans l’Océan, à l’ouest dans le Mississipi. Transversalement deux cours d’eau partis de ces montagnes et se dirigeant, le Potomac à l’est, l’Ohio à l’ouest, tracent la limite entre les états du nord et les états à esclaves.

Dans la zone située à l’est des Alleghany se trouvent les deux capitales occupées par les deux gouvernemens rivaux, celui de M. Lincoln et celui de M. Jefferson Davis. Vingt-cinq lieues séparent les deux capitales. Sur ce terrain resserré entre les montagnes et la