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REVUE. — CHRONIQUE.

ce ministère a des devoirs plus étendus, plus complexes et plus délicats qu’on ne paraît le croire. Il n’a pas seulement à consulter la majorité de la chambre des députés; le sénat, lui aussi, a une majorité peut-être d’une nuance différente, et M. le président de la république à son tour a ses prérogatives et ses droits consacrés par la constitution. C’est le rôle du ministère de tout concilier, de faire marcher ensemble ces divers pouvoirs établis par la loi constitutionnelle, et il ne le peut que par la modération, par les transactions lorsqu’elles sont nécessaires. Ni M. Dufaure ni M. Ricard n’ont assurément l’intention de courir les hasards révolutionnaires pour le bon plaisir des tacticiens radicaux, et en restant des ministres conservateurs dans la république, ils n’auront pas seulement le concours énergique du centre gauche, ils obtiendront aussi très vraisemblablement l’appui d’une partie considérable de la gauche comme ils auront l’assentiment du pays. Qu’est-ce en effet que ce double scrutin du 20 février et du 5 mars? Le pays a voté pour la république, il a envoyé à Versailles une majorité républicaine, rien de plus évident, jusque-là on ne se trompe pas; mais il est également certain que la plupart des candidats n’ont pas négligé d’attester leur adhésion à la constitution, au pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon; le plus souvent ils se sont étudiés à rassurer les intérêts conservateurs, à répudier les programmes révolutionnaires, et, à y regarder de près, on verrait qu’en dehors des élections ouvertement et excentriquement radicales, c’est la politique du centre gauche qui en définitive a triomphé plus que toute autre. C’est cette politique que le pays a implicitement ratifiée en votant pour la république avec la constitution, avec le pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon.

Le suffrage universel est un personnage anonyme qu’on peut faire parler comme on voudra et qui au bout du compte a ses secrets. En réalité, c’est un personnage aussi redoutable que puissant, qui n’est pas tenu d’être toujours d’accord avec lui-même, qui met dans ses votes son impression du moment, sans craindre de se contredire le lendemain. Croire qu’en sanctionnant aujourd’hui le régime républicain, qui est l’ordre légal, le pays a cessé d’être profondément conservateur par ses habitudes, par ses instincts, par tous ses intérêts, et qu’il a donné son adhésion à une politique d’agitation ou d’aventure, ce serait se préparer une déception désastreuse et aller au-devant d’une réaction inévitable. L’histoire contemporaine est remplie des méprises des partis au sujet du suffrage universel. Qu’on ne s’abuse pas sur ce point : le dernier vote a une signification, peut-être assez compliquée, au fond suffisamment distincte. La masse du pays a voté pour la république sans cesser d’être ce qu’elle est : elle ne demande qu’à vivre tranquille, à travailler en paix, à se sentir protégée dans sa sécurité, dans ses intérêts, à échapper surtout aux secousses extérieures comme aux ébranlemens intérieurs.