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jusqu’au seuil de la révolution française, trop savant pour faire étalage de science et trop bien informé pour altérer l’importance relative des faits, a su, dans le cercle qu’il s’était tracé, esquisser à grands traits la marche des idées et l’influence de la politique générale sur notre destinée particulière. Il a envisagé celle-ci, non comme un produit fatal de certains élémens chimiques, mais comme un enchaînement où les résolutions libres des hommes se marient sans cesse à la nécessité des lois historiques, et laissent à un peuple la responsabilité de ses actes.

Loin de se renfermer en France, il montre dans toute l’Europe les transformations profondes qui ont suivi la guerre d’Amérique : le système colonial ruiné et la partie méridionale du nouveau continent échappant au sceptre débile de l’Espagne ; la Hollande vouée pour quelque temps à des discussions intestines qui finiront dans le calme plat d’une monarchie constitutionnelle; la Russie entrant dans la politique européenne par la formation honorable de la ligue des neutres; l’Autriche elle-même essayant, avec Joseph II, de renouveler les principes de son gouvernement, mais avec incohérence et brutalité. M. de Circourt suit jusqu’en Pologne et en Grèce l’écho de la révolution américaine ; il s’arrête de préférence sur les deux nations qui en ont subi le contre-coup immédiat. Grâce aux traditions de son esprit politique, l’Angleterre, une fois le dépit apaisé, est la première à profiter des enseignemens de la guerre, et la fortune lui donne un homme qui vient juste à point pour recueillir ces enseignemens : cet homme est William Pitt, qui entre à la chambre des communes au moment où celle des lords retentit encore des belles paroles de son père mourant. Après les concessions qui, dès le début des hostilités, assurent la neutralité du Canada, l’Angleterre signe en 1786 le premier traité favorable au libre-échange commercial, et change adroitement de tactique en remplaçant partout le monopole par la liberté. L’émancipation de l’Irlande protestante en 1782 et celle de l’Irlande catholique en 1801 sont des conséquences indirectes de la guerre. La Jamaïque, les Antilles, Terre-Neuve, reçoivent des assemblées représentatives. Les violences de la compagnie des Indes-Orientales excitent l’indignation publique. Enfin une campagne opiniâtre ouverte en faveur des noirs sous la protection du ministère aboutira en 1807 à l’abolition de la traite.

En France, l’état des esprits et le soulèvement des passions font de l’indépendance des États-Unis une machine de guerre contre l’ancienne société, et ne laissent apercevoir de la liberté que la forme républicaine et démocratique, indépendamment des sages tempéramens dont les Américains l’entourent. Depuis Fénelon et Vauban jusqu’à Quesnay, les réformateurs n’avaient jamais pensé à porter