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mais aveuglés par le patriotisme? On sait quel penchant les porte à refaire l’histoire de l’humanité sur un plan plus conforme aux bulletins des dernières victoires. Les théories sur les races rencontrent chez eux beaucoup de faveur, et la raison elle-même, dont la vieille école faisait l’attribut essentiel de tous les hommes, n’est maintenant qu’un produit du climat, une qualité infuse dans le sang, ou si l’on veut, un fruit naturel qui vient sur certains arbres, qui languit sur d’autres, et n’arrive point à maturité; d’où il suit que l’usage de cette raison, soit dans les affaires politiques, soit dans les questions religieuses, est inégal chez les différents peuples, et parfaitement inconnu à quelques-uns. Sans discuter cette grosse doctrine, deux ou trois objections suffisent à montrer combien l’application qu’on en fait ici est inexacte. La liberté religieuse n’est pas particulière à une race, car elle a été préparée en France, en Angleterre, aussi bien qu’en Allemagne, et quand elle s’est propagée en France, c’est parmi les méridionaux, c’est-à-dire parmi les populations les plus latines, qu’elle a recruté le plus d’adhérens. Il n’est pas vrai non plus que le plus court chemin de la liberté politique soit le protestantisme allemand, et si cette heureuse combinaison s’est accomplie de bonne heure en Amérique, il en a été autrement en Europe. Il peut y avoir, entre les protestans d’Allemagne et ceux d’Amérique, sympathie de religion, mais il y a divergence complète sur les principes politiques. La Prusse est protestante et n’est pas libérale. L’Amérique doit sans doute sa constance, sa fermeté et beaucoup de ses qualités actives à ses idées religieuses, mais elle doit ses institutions à la Grande-Bretagne : c’est à la chambre des communes, et non pas au prêche, qu’elle apprit à se taxer elle-même. Si la forme religieuse la plus répandue aux États-Unis est née en Allemagne, elle a dû passer par des cerveaux anglais ou même français avant de prendre le caractère colonisateur, et depuis, la variété des sectes a prouvé surabondamment que toutes les religions peuvent s’accommoder d’institutions libres, pourvu qu’elles se renferment dans le domaine spirituel. Est-il plus raisonnable de confondre, pour le plaisir de faire un système, des choses aussi différentes que la liberté toute féodale des cantons suisses, suzerains et oppresseurs de plusieurs pays, et la liberté mercantile, c’est-à-dire l’association pour le négoce, telle qu’elle a été pratiquée par les villes de la Hanse? Entre ces privilèges bourgeois et la démocratie américaine, il y a encore plus de distance qu’entre une ville libre du moyen âge et un petit tyran féodal. Liberté politique, religieuse, philosophique, liberté municipale ou civile, dans l’histoire, ne marchent pas toujours de compagnie et n’ont d’autres rapports entre elles que ceux qui existent entre les différentes manières d’exercer sa raison : il est incontestable que l’une mène à