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chettes. Cette association produit un charivari indescriptible et fait plus de bruit à elle seule que tout l’orchestre d’un régiment à Athènes. Aussi le peuple en raffole ; les jeunes gens ont une véritable adoration pour les tavoulia et ne conçoivent pas de plaisirs sans eux. Ce sont des vagabonds sales, sordides, avares et voleurs ; mais, quand on les entend, les enfans se pressent sur leur passage et les regardent avec des yeux pleins d’admiration. Les tavoulia ! quand le cri retentit dans la ville, tous les flâneurs se précipitent et les suivent : alors ce sont des cris, des gémissemens, des sifflets, au milieu du grondement sourd des tambourins et du carillon des grelots, un bruit tel enfin que la police, si tolérante pourtant, a dû interdire à cet orchestre barbare l’entrée de la ville pendant le jour. Les jeunes gens les commandent quand ils font ensemble quelque partie de campagne. Le premier lundi du carême par exemple, ils se réunissent une trentaine, choisissent dans la campagne une petite maison isolée qu’ils ont remplie littéralement de provisions maigres, de vin et de raki. On emmène les tavoulia, et les trois musiciens, assis à terre sur un tapis, en face de la table, commencent leur infernal concert. Les convives hurlent à l’envi, chacun chante et crie à la fois ; l’ivresse du bruit dans cette salle basse et étroite dégénère en véritable folie. On défonce les tonneaux, on crève les outres, on casse les plats et les verres, on se bat, on insulte les musiciens impassibles et en même temps sur leur fronts noirs, ruisselans de sueur, on s’amuse à appliquer des pièces d’argent les plus grosses possibles, qui restent collées et qu’on renouvelle à tout instant. On revient le soir lentement, tavoulia en tête ; des jeunes gens se joignent à la troupe et mêlent leurs cris à ceux des convives épuisés jusqu’à ce que la bande se disperse.

Si les Grecs ont une voix pour crier, cela n’implique pas qu’elle soit faite aussi pour chanter ; c’est le raisonnement qu’ils ont tort de ne pas se poser ; leur musique et nos oreilles gagneraient à leur silence. Toutes les voix en Orient sont les mêmes, et chacun sait que pour un Turc le plus doux effet d’harmonie consiste à chanter du nez : les Grecs sont essentiellement orientaux à ce point de vue, et je ne me rappelle que de fort rares instans où leur chant ne m’ait été particulièrement désagréable. Celui des paysans du moins s’accorde avec le rhythme de leur musique : à des chants traînans, cadencés, il faut une voix lente et plaintive ; si le voyageur n’y trouve pas le charme de l’oreille, au moins y découvret-il beaucoup d’originalité. Le soir, sur la montagne ou le long des routes, quand les ergatès (hommes et femmes de peine) reviennent en chantant, quand ce tranquille concert trouble seul le silence de l’atmosphère alourdie, ces voix grossières, cette musique