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Le gouvernement est laïque et s’inquiète fort peu de l’état des consciences. Un dogme unique à ses yeux prime et remplace tous les dogmes religieux, c’est celui de l’infaillibilité du pouvoir.

Le Japon, au point de vue religieux, est divisé en deux catégories très tranchées : en bas règnent les superstitions grossières et l’idolâtrie sans ferveur; parmi les classes éclairées, dirigeantes ou moyennes domine sans partage l’incrédulité la plus absolue, et non-seulement l’incrédulité est complète, ce que justifie suffisamment le caractère de la religion établie, mais elle est satisfaite d’elle-même et se suffit. Le scepticisme s’affirme hautement; il s’applaudit; il ne se sent pas dévoré des inquiétudes qui harcèlent le libre penseur né sous notre soleil. Les lettrés, les samouraï, prennent en pitié les gens du peuple qu’ils voient crier et danser dans les matsuri, rient de leur ignorance et, fermes dans leur négation, ne se demandent pas s’il existe au-dessus de ces erreurs une vérité quelconque. Mais on a beau fermer son esprit aux préoccupations métaphysiques, on n’échappe pas à l’action indirecte des religions. Par la littérature, par les mœurs, par les lois, leurs doctrines éthiques se glissent jusque dans notre entendement, et, tout en proclamant notre indépendance, nous portons involontairement le joug despotique que l’éducation, la tradition, le milieu imposent à notre pensée et la tournure qu’ils donnent à nos jugemens. L’homme plonge par mille racines invisibles dans le passé de sa race et, à travers les générations, s’imprègne de son génie, comme le nouveau plan de vigne puise dans un même terroir le parfum toujours identique auquel on reconnaît le vin qu’il a donné.

L’athéisme n’exempte pas de l’influence subtile et détournée des dogmes traduits par l’instinct populaire en maximes de conduite. C’est donc bien la religion qui est responsable de l’état moral du Japon; c’est elle qui l’a fait ce qu’il est. Or on sait ce qu’elle enseigne : l’univers est un rêve, le résultat d’une catastrophe; la vie est un accident fâcheux, sans but, sans cause raisonnable. L’absolu n’est pas de ce monde; l’homme ne peut ni le saisir ni le concevoir; c’est folie de sa part d’imaginer une divinité occupée de veiller sur lui et de le protéger; il n’est qu’une forme accidentellement animée de la substance impersonnelle et sa destinée finale est d’aller s’y perdre. En présence du néant qui l’entoure et qui l’attend, ses joies ne sont que des gaîtés de prisonnier dans sa geôle, ses peines ne sont que des vagissemens d’enfant. Qu’est-ce que tout cela devant l’éternel non-être? Qu’espérer? que faire, que souhaiter? La créature isolée de son créateur trouve en elle une certaine lumière qui lui indique la « voie » et lui conseille la pureté, seul moyen de ne pas s’exposer au cauchemar d’une nouvelle vie; mais