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me dire pourquoi me voilà vêtu de mes plus beaux habits? — Ma foi, je n’en sais rien, dit la jeune femme, qui était également affligée d’une mauvaise mémoire, peut-être ferions-nous bien de nous renseigner. » Ils tombent d’accord d’aller consulter chacun ses parens. Le mari court à la chambre de son père : « Mon père! — Qu’y a-t-il? — Il y a une étrangère chez moi, qui prétend qu’elle est ma femme, avez-vous quelque connaissance de cela? — Non. Je ne me rappelle rien de semblable. » Vous voyez qu’il n’avait pas plus de tête que son fils. Les voilà donc fort embarrassés. Pendant ce temps, la mariée était sortie pour interroger ses parens ; mais en chemin elle oublie où ils demeuraient. Elle interpelle un porteur de kango qui passait par là : « Holà ! seriez-vous assez bon pour me dire où je demeure? — Veuillez me faire grâce de vos plaisanteries, repart l’autre. — Mais vraiment je l’ai oublié. — Eh ! comment le saurais-je, puisque vous l’ignorez? » Et, passant son chemin, il la laissa au milieu de la rue. N’était-ce pas là une jolie situation pour un jeune couple! Et tout cela parce qu’ils étaient oublieux! Vous riez, et je vois que mon histoire vous divertit, et certes il n’est que ridicule d’oublier son propre mariage, si l’on observe les lois de la morale : il n’en résulte pas grand malheur; mais qu’arriverait-il, je vous le demande, à celui qui oublierait ainsi les principes du ciel et les devoirs de la terre? Serait-ce aussi plaisant? »

Un autre raconte plus longuement encore comme quoi une femme d’Osaka trompait son mari et se laissa pousser par son complice Isaburo à l’empoisonner; lui mort, elle subit plus que jamais l’ascendant de cet homme, qui la ruinait. Son fils, voyant les violences dont elle souffrait, sans connaître la faute qui en était l’origine, résolut de débarrasser sa mère d’un tel tyran. Un soir que celui-ci était venu coucher chez eux, il se dirigea vers la chambre qui lui était réservée, et, voyant une personne endormie sous la moustiquaire, lui enfonça son poignard dans le cœur, puis courut à la chambre de sa mère pour lui annoncer qu’il l’avait délivrée; mais l’appartement était vide, il courut au cadavre et reconnut trop tard que c’était sa propre mère qu’il avait tuée, tandis qu’lsaburo était déjà reparti. Conclusion : le ciel punit les méchans qui le bravent, et nous devons nous conformer à ses décrets.

Malgré sa mise en scène un peu mélodramatique, comme on voit, la morale de ces discours est irréprochable, mais froide et souvent désolante. « Il est inutile, dit un prédicateur, de venir adorer la divinité et affirmer votre foi, si vous n’avez pas la vérité au fond du cœur, car elle ne recevra vos offrandes qu’à ce prix... On ferait mille ri (lieues) pour se débarrasser d’une difformité corporelle qui ne vous gêne pas, on ne fait rien pour se corriger d’un défaut... Le sort de l’homme est incertain ; il court sans cesse hors des routes