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quant aux autres, elles furent formées de l’écume de la mer, et bientôt après prirent naissance les déités innombrables qui, sous le nom de kami, peuplent le panthéon shintoïste. Le dernier des dieux qu’Izanami conçut d’une manière charnelle fut celui du feu; elle le mit au monde avec de telles douleurs qu’elle s’enfuit épouvantée dans la région des ténèbres, où son époux vint la chercher. Souillé lui-même par ce contact impur, il se livra à une purification d’où naquirent encore une foule de dieux, et en dernier lieu, de son œil gauche Amatéras, si belle et si brillante qu’elle éclairait le ciel et la terre et qu’il en fit la déesse du ciel, de son œil droit Suzan, à qui échut l’empire des mers. Ce dernier était d’un caractère si violent que, pour échapper à ses persécutions, sa sœur Amatéras se réfugia dans une caverne obscure, et le monde se trouva plongé dans les ténèbres. Les dieux ne purent la décider à en sortir qu’en accomplissant à l’entrée de la grotte des danses et des jeux, qui ont donné lieu aux rites les plus caractéristiques du culte shintoïste. Avec Amatéras commence la période des dieux actuels. Ceux-ci, issus d’une manière surnaturelle de la grande déesse, se sont transmis le gouvernement du monde pendant une période de deux millions et demi d’années, au milieu de guerres perpétuelles, et ont enfin eu pour successeur mortel Sin-mu Tenno, premier mikado (660 avant J.-C), dont l’avènement marque l’an 1 de la chronologie dite historique.

Il n’est pas besoin d’un grand effort pour retrouver dans ces différens mythes et dans beaucoup d’autres secondaires un panthéisme analogue à celui que nous présente la mythologie classique, prenant sa source dans l’adoration des forces et dans la terreur des phénomènes de la nature; mais, tandis que dans le paganisme antique l’imagination populaire semble le seul ou le principal créateur des dieux qui peuplent l’Olympe, on sent davantage dans la théogonie du shinto l’effort suivi, la pensée arrêtée de donner une antiquité immense à la nation et une origine divine à ses chefs. Faut-il supposer, pour expliquer ce phénomène, que nous ne possédons pas encore la pure tradition originaire, et qu’il ne nous est parvenu qu’une version faussée et pervertie dans un but dynastique par les compilateurs du Kodjiki? Faut-il admettre, avec beaucoup de sinologues, que le culte des kami ou génies a sa source dans la religion primitive des Chinois, avec laquelle il présente de frappantes analogies, et que la vanité nationale lui a fait subir, en l’adoptant, un travail semblable à celui qui accompagna l’introduction du culte d’Astarté en Grèce et celle du bouddhisme ici même? C’est un problème que la science n’a pas encore abordé, et dont la solution jetterait une grande lumière sur l’origine toujours indécise de la race japonaise.