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de peindre que dans les cas où, soit fantaisie, soit obligation, il se subordonne à son sujet. On pourrait y rattacher quelques portraits hors ligne disséminés dans les collections de l’Europe, et qui mériteraient qu’on fît d’eux une étude à part. C’est également à ces momens de rare abandon, dans la vie d’un homme qui s’oublia peu et ne se donna que par complaisance, que nous devons les portraits des galeries Six et Van-Loon, et c’est à ces œuvres parfaitement belles que je conseillerai de recourir, si l’on veut savoir comment Rembrandt traitait la personne humaine lorsque, pour des motifs qu’on suppose, il consentait à ne s’occuper que de son modèle.

Le plus célèbre est celui du bourgmestre Six. Il date de 1656, l’année fatale, celle où Rembrandt vieilli, ruiné, se retirait sur le Roosgracht (canal aux roses), ne sauvant de ses prospérités qu’une chose qui les valait toutes, son génie intact. On s’étonne que le bourgmestre, qui vivait avec Rembrandt dans une étroite familiarité depuis quinze ans et dont il avait déjà gravé le portrait en 1647, ait attendu si tard pour se faire peindre par son illustre ami. Tout en admirant beaucoup ses portraits, Six avait-il quelque raison de douter de leur ressemblance? Ne savait-il pas comment le peintre en avait usé jadis avec Saskia, avec quel peu de scrupule il s’était peint lui-même trente ou quarante fois déjà, et craignait-il pour sa propre image une de ces infidélités dont plus souvent que personne il avait été témoin?

Toujours est-il que, cette fois entre autres, et certainement par égard pour un homme dont l’amitié et le patronage le suivaient en sa mauvaise fortune, tout à coup Rembrandt se maîtrise comme si son esprit et sa main n’avaient jamais commis le moindre écart. Il est libre, mais scrupuleux, aimable et sincère. D’après ce personnage peu chimérique, il fait une peinture sans chimère, et de la même main qui signait, deux ans avant, en 1654, la Bethsabée du musée Lacaze, une étude sur le vif assez bizarre, il signe un des meilleurs portraits qu’il ait peints, un des plus beaux morceaux de pratique qu’il ait jamais exécutés. Il s’abandonne encore plus qu’il ne s’observe. La nature est là qui le dirige. La transformation qu’il fait subir aux choses est insensible, et il faudrait approcher de la toile un objet réel pour apercevoir des artifices dans cette peinture si délicate et si mâle, si savante et si naturelle. Le faire est rapide, la pâte un peu grosse et lisse, de premier jet, sans reliefs inutiles, coulante, abondante, plutôt écrasée et légèrement blaireautée par les bords. Pas d’écart trop vif, nulle brusquerie, pas un détail qui n’ait son intérêt secondaire ou de premier ordre. Une atmosphère incolore circule autour de ce personnage, observé chez lui, dans ses habitudes de corps et dans ses habits de tous les jours. Ce n’est