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« La sacristine mourut la première. L’émotion avait été trop forte pour cette simple femme. Elle n’avait pas douté un moment de la Providence ; mais tout cela l’avait ébranlée. Elle s’affaiblit peu à peu. C’était une sainte. Elle avait un sentiment exquis de l’église. On ne comprendrait plus cela maintenant à Paris, où l’église signifie peu de chose. Un samedi soir, elle sentit venir sa fin. Sa joie fut grande. Elle fit appeler le vicaire ; une faveur inouïe occupait son imagination ; c’était là que, pendant grand’messe du dimanche, son corps restât exposé sur le petit appareil qui sert à porter les cercueils. Assister à la messe encore une dernière fois, quoique morte, entendre ces paroles consolantes, ces chants qui sauvent ; être là sous le drap mortuaire, au milieu de l’assemblée des fidèles, famille qu’elle avait tant aimée, tout entendre sans être vue, pendant que tous penseraient à elle, prieraient pour elle, seraient occupés d’elle, communier encore une fois avec les personnes pieuses avant de descendre sous la terre, quelle joie ! Elle lui fut accordée. Le vicaire prononça sur sa tombe des paroles d’édification.

« Le vieux vécut encore quelques années, mourant peu à peu, toujours renfermé chez lui, ne causant plus avec le vicaire. Il allait à l’église, mais ne se mettait pas à son banc. Il était si fort qu’il résista huit ou dix ans à cette morne agonie.

« Ses promenades se bornaient à faire quelques pas sous les hauts tilleuls qui abritaient le manoir. Or un jour il vit à l’horizon quelque chose d’insolite. C’était le drapeau tricolore qui flottait sur le clocher de Tréguier ; la révolution de juillet venait de s’accomplir. Quand il apprit que le roi était parti, il comprit mieux que jamais qu’il avait été de la fin d’un monde. Ce devoir professionnel, auquel il avait tout sacrifié, devenait sans objet. Il ne regretta pas de s’être attaché à une idée trop haute du devoir ; il ne songea pas qu’il aurait pu s’enrichir comme les autres ; mais il douta de tout, excepté de Dieu. Les carlistes de Tréguier allaient répétant partout que cela ne durerait pas, que le roi légitime allait revenir. Il souriait de ces folles prédictions. Il mourut peu après, assisté par le vicaire, qui lui commenta ce beau passage qu’on lit à l’office des morts : « Ne soyez pas comme les païens, qui n’ont pas d’espérance. »

« Après sa mort, sa fille se trouva sans ressources. On s’entendit pour qu’elle fût placée à l’hospice ; c’est là que tu l’as vue. Maintenant sans doute elle est morte aussi, et d’autres occupent son lit à l’hôpital-général. »


ERNEST RENAN.