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Si le vol n’avait été qu’un jeu, l’auteur de l’espièglerie aurait dû la faire cesser plus tôt, dès qu’une tierce personne en était victime. La malheureuse fut arrêtée et conduite à Saint-Brieuc pour les assises. Elle ne sortit pas un moment de son complet anéantissement ; elle semblait hors du monde. Son rêve était fini, l’espèce de chimère qu’elle avait nourrie quelque temps et qui l’avait soutenue étant tombée à plat, elle n’existait plus. Son état n’avait rien de violent, c’était un silence morne ; les médecins alors la virent et jugèrent son fait avec discernement.

« Aux assises, la cause fut vite entendue. On ne put tirer d’elle une seule parole. Le broyeur de lin entra, droit et ferme, la figure résignée. Il s’approcha de la table du prétoire, y déposa ses gants, sa croix de Saint-Louis, son écharpe. « Messieurs, dit-il, je ne peux les reprendre que si vous l’ordonnez ; mon honneur vous appartient. C’est elle qui a tout fait, et pourtant ce n’est pas une voleuse… Elle est malade. » Le brave homme fondait en larmes, il suffoquait. « Assez, assez ! » entendit-on de toutes parts. L’avocat-général montra du tact, et sans faire une dissertation sur un cas de rare physiologie amoureuse, il abandonna l’accusation.

« La délibération du jury ne fut pas longue non plus. Tous pleuraient. Quand l’acquittement fut prononcé, le broyeur de lin reprit ses insignes, se retira rapidement, emmenant sa fille et revint au village de nuit.

« Au milieu de cet éclat public, le vicaire ne put éviter d’apprendre la vérité sur une foule de points qu’il se dissimulait. Il n’en fut pas plus ému. Les faits évidens dont tout le monde s’entretenait, il feignait de les ignorer. Il ne demanda pas son changement ; l’évêque ne songea pas à le lui proposer. On pourrait croire que, la première fois qu’il vit Kermelle et sa fille, il éprouva quelque trouble. Il n’en fut rien. Il se rendit au manoir à l’heure où il savait devoir rencontrer le père et la fille. « Vous avez péché gravement, dit-il à celle-ci, moins par votre folie, que Dieu vous pardonnera, qu’en laissant emprisonner la meilleure des femmes. Une innocente, par votre faute, a été traitée pendant plusieurs jours comme une voleuse. La plus honnête femme de la paroisse a été emmenée par les gendarmes, à la vue de tous. Vous lui devez réparation. Dimanche, la sacristine sera à son banc, au dernier rang, près de la porte de l’église ; au Credo, vous irez la prendre, et vous la conduirez par la main à votre banc d’honneur, qu’elle mérite plus que vous d’occuper. »

« La pauvre folle fit machinalement ce qui lui était enjoint. Ce n’était plus un être sentant. Depuis ce temps, on ne vit presque plus le broyeur de lin ni sa famille. Le manoir était devenu une sorte de tombeau, d’où l’on n’entendait sortir aucun signe de vie.