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parmi les pauvres de l’hôpital une personne devant laquelle nous ne passions jamais sans quelque étonnement.

C’était une vieille fille de quarante-cinq ans, coiffée d’une large capote d’une forme impossible à classer. D’ordinaire elle était à peu près immobile, l’air sombre, égaré, l’œil terne et fixe. Quand nous passions, cet œil mort s’animait. Elle nous suivait d’un regard étrange, tantôt doux et triste, tantôt dur et presque féroce. En nous retournant, nous lui trouvions l’air cruel et irrité. Nous nous regardions sans rien comprendre. Cela coupait court à nos conversations, et jetait un nuage sur notre gaîté. Elle ne nous faisait pas précisément peur ; elle passait pour folle ; or les fous n’étaient pas alors traités de la manière cruelle que nos habitudes administratives ont depuis inventée. Loin de les séquestrer, on les laissait vaguer tout le jour. Tréguier a d’ordinaire beaucoup de fous ; comme toutes les races du rêve, qui s’usent à la poursuite de l’idéal, les Bretons de ces parages, quand ils ne sont pas maintenus par une volonté énergique, s’abandonnent trop facilement à un état intermédiaire entre l’ivresse et la folie, qui n’est souvent que l’erreur d’un cœur inassouvi. Ces fous inoffensifs, échelonnés à tous les degrés de l’aliénation mentale, étaient une sorte d’institution, une chose municipale. On disait « nos fous, » comme à Venise on disait nostre carampane. On les rencontrait partout ; ils vous saluaient, vous accueillaient de quelque plaisanterie nauséabonde, qui tout de même faisait sourire. On les aimait, et ils rendaient des services. Je me souviendrai toujours du bon fou Brian, qui s’imaginait être prêtre, passait une partie du jour à l’église, imitant les cérémonies de la messe. La cathédrale était pleine toute l’après-midi d’un murmure nasillard ; c’était la prière du bon fou, qui en valait bien une autre. On avait le bon goût et le bon sens de le laisser faire et de ne pas établir de frivoles distinctions entre les simples et les humbles qui viennent s’agenouiller devant Dieu.

La folle de l’hôpital-général, par sa mélancolie obstinée, n’avait pas cette popularité. Elle ne parlait à personne, personne ne songeait à elle, son histoire était évidemment oubliée. Elle ne nous dit jamais un seul mot ; mais cet œil fauve et hagard nous frappait profondément, nous troublait. J’avais souvent pensé depuis à cette énigme sans arriver à me l’expliquer. J’en eus la clé il y a huit ans, quand ma mère, arrivée à quatre-vingt-cinq ans sans infirmités, fut atteinte d’une maladie cruelle qui la mina lentement.

Ma mère était tout à fait de ce vieux monde par ses sentimens et ses souvenirs. Elle parlait admirablement le breton, connaissait tous les proverbes des marins et une foule de choses que personne au monde ne sait plus aujourd’hui. Tout était peuple en elle, et son