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REVUE DRAMATIQUE.

ce qu’il voudra, que souvent il ne sait pas bien ce qu’il veut, et qu’il n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ? » Oui, la plupart des hommes sont des naïfs, et ils gardent d’autant mieux leur secret qu’ils l’ignorent eux-mêmes. Ceux qui ne sont pas naïfs tâchent de le paraître ; ceux qui ont deviné leur propre secret le cachent avec soin, ils n’ont garde de le crier sur les toits, et les cyniques seront toujours des êtres d’exception. Vraie ou fausse, hypocrite ou sincère, la pudeur est un vêtement que la société nous impose, et le triste courage de tout montrer et de tout dire ne sera jamais contagieux. M. Dumas écrivait, il y a quelques années, dans une de ses préfaces : « Moi qui n’ai pas cru les femmes, les sœurs, les filles et les maîtresses sur parole, et qui me suis donné la peine de les étudier partout, je vous assure que c’est ainsi qu’elles sont faites, sinon à l’état actif, du moins à l’état latent, et ma mission, à moi auteur dramatique, est justement d’aller au fond de la nature humaine, de montrer ce que j’y ai découvert, de mettre dehors ce qui est dedans et dessus ce qui est dessous. » Un instant, faites-nous voir ou deviner ce qui est dedans, rien de mieux ; mais si vous mettez dessus ce qui est dessous, vous mettez l’envers à l’endroit, et vous nous montrez un monde retourné. Des comédies où la vertu tient école de dévergondage et rivalise avec le vice d’impudeur ou d’impudence sont, quoi que vous en disiez, des tableaux de fantaisie. Pour vous faire plaisir, nous admettons vos coquins, mais nous n’admettons pas vos honnêtes gens, et quand nous croirions à la vierge du mal, nous refuserions de croire aux vertus de la duchesse de Septmonts.

Les gens qui prétendent que la nature n’est pas aussi naïve qu’elle en a l’air sont obligés de convenir qu’elle est bien discrète. Elle ne nous dit jamais comment elle s’y prend pour opérer ; si elle a une méthode, elle n’a garde de s’en expliquer, ce qui donne beaucoup de mal aux naturalistes. Qu’elle fasse un cristal ou une plante, toutes ses œuvres sont des mystères, et nous nous demandons comment c’est fait. Il en est de l’art comme de la nature. Qu’il s’agisse d’un tableau de Rembrandt ou d’une sonate de Mozart, nous cherchons à découvrir comment c’est fait. Il en va de même des pièces de théâtre. Lorsque nous relisons le Demi-Monde, nous y démêlons des calculs, des combinaisons savantes et laborieuses ; mais l’auteur a si bien su les envelopper que son œuvre cherchée et volontaire nous fait l’effet d’une trouvaille, d’un accident heureux, — il a imité la vie qui raisonne peu et prouve toujours ce qu’elle veut prouver. Pourquoi l’auteur du Demi-Monde a-t-il changé de manière ? Pourquoi se plaît-il à étaler au grand jour ses procédés et à gagner la partie en montrant son jeu ? Pourquoi, dès le second acte de l’Etrangère, nous dit-il : « Je ne veux pas user de surprise ni vous prendre par trahison, je vais vous expliquer de quoi il s’agit. Je ne suis pas en ce moment un homme de théâtre, je suis un philosophe, et je prétends vous enseigner l’art de détruire les vibrions. En voici un qui