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l’église, elle ferait bien de changer de paroisse. Tout son discours revient à dire : « J’aime un ingénieur qui a fait d’excellentes études à l’École polytechnique, et j’entends savourer à mon aise le plaisir d’aimer et d’être aimée. » En vérité, dans cette scène capitale, n’est-ce pas le vibrion qui joue le beau rôle ? n’est-on pas tenté de plaider sa cause, de demander sa grâce ? Nous sommes comme le bon financier qui s’attendrissait sur la fin tragique du pauvre Holopherne ; au quatrième acte de l’Étrangère, en dépit de nous-mêmes, le vibrion nous a émus.

Résistons à notre sensibilité, soyons raisonnables, et réjouissons-nous de voir mourir les vibrions, qui sont les ouvriers de la mort. Quels moyens emploie la nature pour les supprimer ? Ces moyens sont coûteux et compliqués. Pour que le duc de Septmonts rende sa belle âme à Dieu, il faut un concours de circonstances extraordinaires, dont quelques-unes tiennent du prodige. Il vivrait encore, s’il n’y avait dans le monde une mistress Clarkson, c’est-à-dire une femme mystérieuse, omnisciente, omnipotente, qui s’appelle l’étrangère, et qui est condamnée par le ciel à faire le bien en voulant faire le mal. Cette étrangère, cette divinité internationale et interlope, appartient à la race de Cham ; elle est la fille d’une esclave qui a été remarquée de son maître, et, comme elle nous le raconte elle-même, « elle est née de cette remarque. » Elle a été vendue au marché par son tendre père, et elle a juré de se venger de son malheur sur tous les blancs ; elle leur a voué une haine implacable. Rendue à la liberté par la guerre d’abolition, elle entre en campagne. Elle se fait aimer des fils du planteur à qui elle doit le jour, elle pousse l’un de ses demi-frères à poignarder l’autre, après quoi elle dénonce l’assassin et le fait pendre. Elle épouse l’honorable M. Clarkson, et le soir même des noces elle disparaît en emportant la caisse et les 20,000 dollars qui constituaient l’avoir du pauvre diable. Elle quitte l’Amérique pour l’Europe, qu’elle met à sac. Elle tourne la tête à tous les hommes, déshonore les uns, ruine les autres. Elle sème partout le deuil, le désespoir et la honte ; ce n’est pas une femme, c’est une goule. Le métier est bon, il rapporte des montagnes d’or à mistress Clarkson. Notons que cette goule est demeurée vierge ; elle se nomme elle-même la vierge du mal, et ce n’est pas le chapitre le moins curieux de cette curieuse histoire.

Un homme a réussi pourtant à toucher le cœur de mistress Clarkson, c’est Gérard. Elle somme la duchesse de Septmonts de lui céder cet ingénieur. La duchesse refuse, et la vierge du mal lui déclare la guerre ; elle révèle au duc les dangers que court son honneur de mari, elle allume sa jalousie, un duel devient inévitable entre le vibrion et l’amant platonique de sa femme. Ce duel serait un mauvais dénoûment, il n’aura pas lieu ; la Providence y mettra bon ordre. Le duc est un tireur de première force, il aurait bientôt fait de tuer le novice Gérard, et si par impossible Gérard le tuait, la duchesse pourrait-elle épouser le