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LA
ROSE DE TUOLUMNE

Il était près de deux heures du matin ; aucune lumière ne brillait plus dans les salons des Robinson, où un grand bal avait réuni ce soir-là l’élite de la société de Four-Forks ; la lune voguait dans le ciel en argentant les fenêtres assombries. La cavalcade qui une heure auparavant avait scandalisé la forêt de sapins mélancoliques de ses chansons et de ses rires s’était dispersée ; l’un des amoureux de la belle Jenny, l’étoile de la fête, était parti au galop du côté de l’est, un autre du côté du nord, l’autre à l’ouest, l’autre au sud, et l’objet de leur flamme, galamment escorté jusqu’à sa demeure de Chemisal-Ridge, songeait enfin à se mettre au lit. Deux chaises disparaissaient déjà sous des monceaux d’étoffe blanche et légère ; miss Jenny elle-même, à demi cachée sous les tresses défaites de ses cheveux couleur de blé, venait d’endosser ce long et ample vêtement de nuit qui rend toutes les femmes semblables entre elles : les épaules rondes, la taille élancée, qui une heure auparavant avaient exercé de si funestes ravages parmi les élégans californiens, avaient disparu, mais de la draperie en question sortaient d’une part le profil le plus noble, et de l’autre des pieds d’une forme sculpturale, bien qu’ils ne fussent pas petits. « En général, les fleurs ne redressent pas la tête pour me regarder courir quand j’ai passé, » avait-elle dit une fois à l’un de ses adorateurs avec sa franchise ordinaire.

La physionomie de la Rose de Tuolumne exprimait en ce moment une satisfaction placide. Elle marcha vers la fenêtre sans se presser, écarta imperceptiblement le rideau et jeta un coup d’œil sur la route. Un cavalier se tenait immobile devant la maison, évidemment perdu dans ces rêveries que connaissent les amoureux. Sans doute la Rose n’était pas amoureuse, car elle haussa les épaules en se disant tout haut à elle-même : — C’est, ma foi, trop ridicule ! —