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le konah ou maison du gouvernement, bâtisse régulière à grand arc central en fer à cheval, surmonté d’un moucharabie à pans coupés. Des chevaux sellés piaffent devant la porte gardée par un détachement de cavaliers; le konah s’appuie à la forteresse, et de ce côté la cité est fermée de hautes murailles avec bastions; sur les glacis croissent de grands arbres, et des canons de fer gisent dans l’herbe, à côté d’affûts brisés.

Après avoir fait le tour de la ville, je rentre chez moi par les jardins qui conduisent au quartier serbe. Mon hôte, déjà inquiet, m’assure qu’il ne faut pas pénétrer dans le quartier turc, et essaie de bien me faire comprendre la situation : la ville est en état de siège, un étranger n’y saurait résider; mais, comme ces vagues propos ne m’apprennent rien de précis, je prends le parti de me présenter chez le consul autrichien. M. D... est l’ancien chancelier drogman du consulat de Mostar; il réside depuis quinze ans dans la province. Sous la réserve professionnelle de l’agent officiel, on devine une grande préoccupation. De toute la Bosnie, la Nahija de Bajnaluka est le centre qui compte le plus de catholiques et de grecs; la population d’ordinaire n’est pas inférieure à 50,000 âmes et les musulmans n’entrent que pour 6,000 dans la proportion. Aujourd’hui, par suite de l’insurrection, les raïas ayant abandonné le territoire, les Turcs sont les maîtres, et tout est possible en fait d’éventualités. Chaque nuit, on s’attend à un massacre, la population serbe a les yeux tournés vers le pavillon du consulat; ceux des Turcs qui ont fait amitié avec les familles serbes et qui ne professent pas le fanatisme de leurs coreligionnaires envoient de temps en temps avertir le consul des complots qui se trament contre la vie des chrétiens. Mon hôte d’ailleurs m’a déjà dit que sa femme et sa fille ont un asile assuré dans une famille musulmane, et tous ses propos n’ont rien d’exagéré. Les catholiques sont plus en sûreté que les raïas du rite orthodoxe, mais pas plus les uns que les autres ne se risquent à pénétrer dans la ville turque : le consul lui-même n’y entre qu’en uniforme, suivi de son cavas, et dans les circonstances officielles. Tous les colons sont partis, les moissons sont restées sur pied; on cite des habitans serbes, riches propriétaires ayant sur leurs terres plus de 1,000 cultivateurs, qui ont dû fuir en abandonnant tout ce qu’ils possèdent. Le Turc n’ose pas encore s’emparer de la moisson, puisque le Serbe n’a commis d’autre crime que celui de quitter le pays; le catholique qui est resté ne peut pas moissonner la récolte d’autrui, parce que le Turc lui ferait violence : des émissaires envoyés des confins militaires, où ces riches propriétaires sont réfugiés, et auxquels ils ont offert la moitié des produits s’ils veulent moissonner pour eux, ont été l’objet de mauvais traitemens qui les ont fait renoncer à l’entreprise.