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En attendant l’heure du départ dans le cabinet du stations-assistent, je prends quelques renseignemens statistiques. Toute la recette de la semaine est sur la table : elle se monte à 12 florins (37 fr. 50 c.) pour la station de Novi; en temps ordinaire, celle du mois tout entier ne dépasse pas 200 florins. Quelques soldats qui rejoignent leur corps, la femme et la servante d’un prêtre grec chassé de Pryédor, qui y rentrent pour sauver leur matériel, deux begs majestueux, propriétaires musulmans richement vêtus et armés jusqu’aux dents, qui vont visiter leurs terres, enfin un pharmacien slave d’Agram, de religion catholique, qui a fondé une succursale à Bajnaluka, composent tout le personnel des voyageurs. Le machiniste est Lithuanien et parle quelques mots de français. Le contraste est grand entre le mode de locomotion, la forme industrielle du matériel et l’aspect de ceux qui composent le train ou qui font le service. Les conducteurs et hommes d’équipe, avec leur long kandjar à la ceinture et le tromblon incrusté de coraux en bandoulière, établissent une confusion dans l’esprit du voyageur auquel ils ouvrent la portière; le zaptié, gendarme ou homme de police qui sonne la cloche du départ avec un arsenal entier sur le ventre, semble plutôt fait pour attaquer le train que pour le protéger; mais tout se passe avec bonhomie, et sans l’initiative du chef de gare, homme pratique et administratif, on n’aurait qu’un vague souci de l’heure et de la ponctualité nécessaire dans un pareil service. Nous marchons avec la vitesse moyenne d’un tramway, suivant au départ le cours du second bras de la Unna. Derrière les saules argentés qui bordent la rive glissent, traînés par des chevaux, de grands bateaux qui ont la forme des dahabié du Nil. Nulle clôture ne ferme la voie; à la croisée des routes, interceptées par des barrières qui se relèvent sous la pesée d’une lourde pierre, stationnent des caravanes de paysans qui se rendent aux champs avec une avant et une arrière-garde, et qu’on prendrait pour des bachi-bozouks marchant au combat.

A Pryédor, la station importante, la foule encombre les abords de la gare, et les begs sont reçus par un groupe d’élégans bosniaques de noble allure, au milieu desquels se distingue l’uléma avec son turban blanc. Le chef de la station, quoique Autrichien, porte le fez, la large ceinture rouge et le revolver; il a toute l’allure d’un musulman. On vague sur la voie, quelques soldats descendent et demandent de l’eau pour leurs ablutions, la femme du pope et sa servante se glissent dans la foule, évitant les Serbes appuyés à la clôture, qui essaient de leur faire des signes d’intelligence. Pryédor est la ville de Bosnie qui a été le plus éprouvée : les insurgés l’ont constamment menacée, l’église serbe a été brûlée, et toute la population appartenant au culte orthodoxe est en fuite.