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il préviendra, me dit-on, l’autorité turque, et le surlendemain, quelques heures avant le départ, je pourrai probablement franchir le fleuve sans qu’on s’oppose à mon passage.

Le temps s’écoule rapidement; je rends d’abord visite au chef du district, qui doit signer mon passeport; après les tâtonnemens qui me font comprendre que, malgré toutes les concessions mutuelles que nous pouvons faire, nous n’arriverons pas à nous entendre sans interprète, le magistrat se décide à m’expliquer en langue latine les formalités à remplir pour entrer en Bosnie et les inconvénients qu’il y aurait à le tenter dans les circonstances actuelles. Faisant taire mes scrupules classiques en entendant le préteur émailler sa conversation de barbarismes et de solécismes dont rougirait un élève de sixième, avec la pesanteur naturelle à un humaniste qui ne pratique pas depuis de longues années je commence le récit de ma rencontre à Uncane. Ce point ne dépend pas du district; l’autorité centrale a distribué à chaque municipalité une carte indiquant la direction à prendre par chaque colonne d’émigrans qui franchira le fleuve sur tel ou tel point. Le nombre des Bosniaques qui sont en fuite et celui des Herzégovins est déjà considérable : au lieu de gravir les montagnes qui séparent la Dalmatie de leur territoire, les raïas fuient de préférence vers un pays de plaine qui pourra les nourrir. La Dalmatie rocheuse et la Croatie n’offrent pas de ressources à des fugitifs; aussi l’émigration est-elle considérable sur toute la ligne des confins militaires. L’administration a dû prendre des mesures contre cet envahissement; tout groupe d’émigrans qui passe est renvoyé dans l’intérieur et rattaché à un ancien régiment. On s’occupe de la répartition des terres à donner en culture aux fugitifs qui ont leurs troupeaux. S’ils s’établissent définitivement dans le pays, ils construiront des habitations ; en attendant, le parlement a voté des subsides, le pays fait des sacrifices, et presque toutes les nations de l’Europe ont ouvert des souscriptions en faveur des émigrans ; plus tard on entamera des négociations avec la Porte pour les rapatrier et décider définitivement de leur sort.

Il est difficile de se figurer combien la vie matérielle est restreinte dans ces régions et le peu de confort de ces populations slaves de l’Autriche. La vie de garnison dans les confins est une vie d’épreuves, c’est celle du camp, moins le solennel attrait de la guerre; mais les privations sont les mêmes, et soit qu’ils manquent d’ingéniosité, soit que véritablement ils ne souffrent pas de ce genre d’existence, ni le soldat ni l’officier ne cherchent à l’améliorer. La boutique de l’épicier, magasin de 4 mètres carrés, encombré de ballots, avec un sol en terre battue, et dont le plafond