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parti; je recommence mon manège et essaie de l’effet du sésame Fransouski en montrant l’album feuille par feuille; mais cette fois je ne désarme pas la rigueur du kaïmakhan. Le chef du poste a évidemment dénoncé mon innocente démarche : toute résistance serait périlleuse, les soldats me saisissent, et me voilà poussé jusqu’à la poterne avec un peu plus de vivacité que n’en comporte mon attitude pacifique.

C’est ma première expérience ; elle a été tentée avec réflexion, car j’ai un refuge à cent mètres de là, sur la terre hospitalière des confins. Je traverse donc de nouveau la place d’armes; derrière moi, le commandant gourmande tous les soldats qui veillent aux portes. En repassant la Unna, évacuant le territoire turc, ces deux têtes de raïas, livides, contractées, qui sèchent aux rayons du soleil, clouées aux poteaux comme à un pilori, se représentent à mes yeux; c’est la première manifestation sanglante de l’insurrection.


Dvor, septembre 1875.

Je suis installé pour deux jours à Podové ou Dvor, chef-lieu de district des confins militaires sur la rive de la Unna, petite ville à quatre heures de route de Kostaïnicza, vers la Croatie turque. Le lieu où je loge est des plus primitifs, on m’a donné pour chambre un hangar avec deux lits et nous sommes six voyageurs : quatre d’entre eux n’ont aucune prétention à nous disputer la place, ce sont des négocians serbes de Bajnaluka (Bosnie) qui ont abandonné le pays pour se réfugier dans les confins : ils ont passé la nuit sur le plancher, enveloppés dans leurs grandes robes bordées de fourrures.

Le soir même de mon excursion à la Kostaïnicza turque, j’ai résolu de longer encore la Unna et de franchir le fleuve sur un point plus accessible, mais cette fois je serai muni de mon bagage afin de ne plus revenir en arrière. Un chirurgien hongrois au service de la Turquie, employé à Novi comme directeur de l’hôpital et venu à Kostaïnicza pour acheter des médicamens, m’a fait un nouvel itinéraire : je suivrai la rive jusqu’à Korlat, où la Unna se partage en deux bras; là je passerai le fleuve en face de Novi, tête de ligne du chemin de fer qui, traversant une partie de la Bosnie, vient aboutir à Bajnaluka. La voie ferrée, le chemin le plus direct et celui que tout voyageur suit de préférence, est le dernier qu’on s’attend à trouver dans ces régions : nous supposions tous que le premier soin des insurgés avait dû être d’intercepter les communications ; mais, au dire du chirurgien, qui réside à Novi même, aucune tentative de leur part n’est venue interrompre le service.

Il n’y a qu’une voie entre Novi et Bajnaluka; les trains ne marchent