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épatés, percés de mâchicoulis et couverts de plantes grimpantes d’un vert sombre qui tranchent sur le crépi blanc, baigne sa base dans les eaux en s’y reflétant nettement : c’est la tête de pont reliée à la première pile par des murs à hauteur d’homme pourvus de meurtrières. Il est trois heures à peine, le soleil ne se couche qu’à six heures; je vais traverser la Unna et voir par moi-même ce qu’il y a de vrai dans les propos des riverains.

A l’entrée du pont sur le territoire autrichien se tient une sentinelle qui me laisse passer. Au côté opposé, une autre sentinelle, nizam ou soldat de troupe régulière, est assis nonchalamment sur la borne et ne s’émeut pas davantage. Je débouche sur une place d’armes fermée du côté du fleuve par les murs crénelés qui en commandent le passage : c’est l’avancée de la forteresse. On n’en défend point l’approche, et je franchis la poterne, sous la voûte de laquelle des soldats déguenillés, accroupis, me regardent passer d’un œil éteint. A la sortie, une petite loge fermée d’un treillis à moitié ouvert et garni à l’intérieur d’un divan très bas sert de poste à un officier coiffé du fez, vêtu d’une gandourah rose tendre; il repose sur les tapis en égrenant sa patience d’ambre.

Me voici dans la ville; en face s’étend la place publique, carrée, plantée d’arbres, dont les quatre faces sont occupées par les petites boutiques du bazar; au milieu s’élève une baraque en bois, fontaine publique de forme octogonale, à toit pointu, pourvue au centre, d’une roue hydraulique. Le bazar est désert, la plupart des magasins sont fermés; à l’abri de quelques auvens, assis sur des tréteaux, des soldats désœuvrés causent avec les rares commerçans qui ont ouvert leurs échoppes à peu près vides de marchandises. Dans sa proportion restreinte, ce tcharchi de Kostaïnicza a l’aspect de tous les bazars turcs. Qu’on ait vu Alger, Fez ou Tétuan, Sérajévo ou Damas, il n’y a plus rien d’inattendu, rien de neuf qui amuse l’œil et l’arrête; le musulman est le même partout. Dans les bazars, ce sont les mêmes marchands avec les mêmes gestes et les mêmes poses; ce sont aussi les mêmes marchandises : babouches de maroquin jaune ou rouge, fourneaux de pipes en terre cuite, petites bouilloires en cuivre pour le café, étoffes légères lamées d’or et d’argent, bouteilles d’essence de rose, colliers d’ambre et menues verroteries.

Dans tout pays frontière, on arrive graduellement à l’affirmation de la nationalité dans les mœurs, dans le costume et dans les usages; il semble qu’à deux cents mètres de l’Allemagne, sur une terre slave, on devrait constater une hésitation, un tâtonnement, un mélange, quelque chose d’indécis et de peu caractérisé; mais à peine franchit-on la Unna, on saute, pour ainsi dire, à pieds joints dans