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et construit en pigeonnage, relie les deux quartiers. Quoique centre d’un commerce important et entrepôt des blés du banat, l’aspect de Sissek est celui d’un village ; les rues, pourvues de fossés et d’une plate-bande où l’herbe croît, sont d’autant plus grandes que les habitations qui les bordent, fort basses avec leurs volets verts et leurs plaques d’assurances, ressemblent assez bien à ces cabines qui s’élèvent sur le pont des bateaux de transport. La quantité de chevaux qu’on voit à chaque pas et le nombre de chariots en bois bas sur roues qui défilent constamment, donnent de l’animation à ces chaussées trop larges. A tout moment passe quelque Croate sommairement vêtu d’un jupon blanc et d’un pantalon de toile d’une largeur démesurée, conduisant douze chevaux de front attachés les uns aux autres par une simple ficelle un peu lâche ; au détour des routes, le cavalier, lancé à fond de train sur le premier cheval, leur fait exécuter d’un coup de fouet une habile conversion qui les met à la file les uns des autres.

Au cœur même de la ville, dans un vaste champ en contre-bas des rues, sont groupés des centaines de chevaux et de longues files de charrettes dételées qui s’étagent jusqu’au fleuve; je conclus de là que c’est jour de marché et que c’est l’occasion pour un voyageur de voir les costumes des environs et la physionomie de la population ; mais au centre du groupe le plus pressé un vieil officier de cavalerie autrichienne, les lunettes sur le nez, le klafter à la main, mesure les montures dont le gouvernement pourrait disposer en temps de guerre; c’est le recensement annuel en usage dans les armées.

Le fleuve la Kulpa, qui partage la ville, coule entre deux rives profondes; les eaux sont basses, les bateaux plats, grands comme des steamers et pourvus sur toute leur longueur d’une construction en bois qui affecte la forme d’une maison à toits brisés percés de lucarnes, servent à transporter du Danube à Vienne et à Trieste, puis de là à Marseille, les bois de chêne des forêts de Hongrie et de la Bosnie et les merrains qui fournissent les douelles de tonneaux. Les rives à pic sont minées par les crues, des vergers et des cabanes en bois succèdent aux dernières maisons de la ville vers Pogorélac, puis la Kulpa tourne, ses bords s’abaissent, son cours fuit vers Carlstadt, et aucune saillie ne vient déranger la ligne plate de l’horizon, sur laquelle les dragues, à l’ancre au tournant du fleuve, profilent leurs cheminées noires.

Pendant que je dessine paisiblement sur la rive, un individu convenablement mis vient me demander d’un air hautain si je me suis présenté chez le magistrat; la conversation s’engage, j’exhibe mes papiers en protestant de l’innocence de mes intentions, et l’agent