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grande compensation? Le criminel est en plus d’un point assimilable au joueur; comme ce dernier, il tente la chance et s’en remet au hasard; ce qui l’encourage ou le retient, c’est la certitude ou l’incertitude de la punition. Il y a mieux : le crime, même assuré de son châtiment, ne sera nullement découragé, si ce châtiment ne doit s’exécuter qu’au bout d’un certain temps. Dites à celui qui balance à commettre un crime qu’il devra répondre de sa conduite dans quinze ou vingt ans, et aussitôt toute hésitation cessera, car cet homme se fera certainement l’application du vers si connu de notre fabuliste :

Le roi, l’âne, ou moi, nous mourrons.

Or c’était là en toute évidence un des raisonnemens de ces criminels d’Auvergne : J’aurai à répondre de ma conduite, cela est sûr, mais quand? Je ne sais, dans dix, dans vingt ans peut-être ; serai-je encore de ce monde à cette époque, ou les circonstances n’auront-elles pas changé, ou ma conduite passée ne sera-t-elle pas comme noyée dans les préoccupations d’un nouveau règne? Eh bien ! qu’ai-je à craindre alors, et pourquoi ma rapacité, mes convoitises ou ma haine se refuseraient-elles satisfaction?

Le châtiment de ces crimes d’Auvergne fut rude et fort; M. de Novion et M. Talon frappèrent sans pitié, sans ménagemens, sans égard aux personnes, ou plutôt ils y eurent égard, mais ce fut pour augmenter la sévérité de leurs arrêts de tout le poids de la qualité des coupables. Une chose faite pour blesser et attrister profondément le cœur en lisant les Mémoires de Fléchier, c’est qu’on ne peut s’empêcher d’y constater l’injustice de la justice humaine, et qu’on est amené à faire ainsi un retour sur la faiblesse inhérente à notre nature qui ne veut pas qu’il y ait parmi nous rien qui soit absolument pur. Le procès du vicomte de La Mothe-Canillac en est une preuve des plus mélancoliques. Voici des magistrats qui viennent en grand appareil et en grande solennité pour rétablir la justice, et leur premier jugement est une demi-iniquité. Préoccupés de donner à leur œuvre de réparation une préface capable de frapper vivement les imaginations, ils choisissent précisément le moins coupable parmi tous ces gentilshommes criminels d’Auvergne et ils le sacrifient sans merci pour le salut d’Israël. Le vicomte de La Mothe-Canillac avait commis un meurtre à la vérité, mais il avait été insulté, volé et compromis par son ennemi, et il l’avait tué presque loyalement, en rase campagne, en pleine lumière, en se défendant contre lui; bref, son action ne dépassait pas la mesure des vengeances ordinaires que les gentilshommes de cette époque avaient encore l’habitude de tirer les uns des autres. Il est vrai