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pour en avoir justice. Il n’a pas fallu moins en effet que la puissante centralisation moderne pour mettre fin à cette sauvagerie, car jusqu’au commencement de ce siècle l’Auvergne fut une des provinces où il se commettait le plus de violences contre les personnes. Passées les dernières clartés du jour les routes étaient impraticables; quelles terreurs, il y a cinquante ans, pour le voyageur attardé lorsqu’il voyait s’avancer la nuit, et quelle hâte pour gagner un gîte qui souvent encore était sans sécurité ! Le voyageur dans ces régions, c’était ce que sont les naufragés pour les habitans de certaines côtes maritimes, une proie à dépouiller, une sorte d’étranger sur lequel la nature des lieux donnait le droit de prise. Il n’était protégé ni par la modestie de sa condition, ni même par sa pauvreté : toucheurs de bestiaux, étameurs ambulans, porte-balles surtout n’en faisaient que trop souvent l’expérience. Quant aux gîtes où l’on cherchait un abri contre le péril, un fait dira ce qu’ils valaient : cette histoire si répandue et si populaire autrefois du voyageur qui entend la nuit ses hôtes comploter contre sa vie, c’est de ces régions d’Auvergne, du Velay, du Gévaudan et des Cévennes qu’elle est principalement sortie. Ajoutez que s’arrêter dans ces gîtes tout en vous préservant pour la nuit était souvent un moyen sûr d’être attaqué le lendemain, car ils étaient aussi ceux des malandrins du pays qui avaient toutes facilités pour étudier la physionomie et les allures du voyageur, s’instruire de la route qu’il devait suivre, mesurer le degré de résistance qu’il pouvait opposer. Il n’y a pas trente ans qu’une dame de notre connaissance, voyageant dans le Cantal, fut avertie charitablement dans l’auberge où elle logeait de ne pas se mettre en route le soir, sur certains propos suspects qui avaient été entendus. C’est assez en dire pour montrer que les mœurs dont Fléchier nous présente le tableau accusent beaucoup plus encore la nature des lieux que les vices des institutions féodales, et qu’il n’est pas fort étonnant que la noblesse d’Auvergne n’ait pas échappé à une rudesse, à une violence qui étaient communes à toute la population.

L’irrégularité de la justice royale était une seconde cause de désordre non moins forte que la précédente. Il est assez naturel que les crimes soient d’autant plus nombreux que la punition en est plus lointaine et plus incertaine. Prenez aujourd’hui, dans notre France démocratique, telle province que vous voudrez, la moins inaccessible, la moins hérissée, la plus ouverte, l’Orléanais, par exemple, établissez que la justice n’y sera rendue qu’à longs termes, et vous verrez dans quelle proportion les crimes vont augmenter. A la vérité, les criminels seront de nature fort différente de ceux de Fléchier; ils porteront des noms démocratiques au lieu de porter ceux des Beaufort et des Montboissier ; sera-ce là une bien