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artificielle; elle rayonne du dedans au dehors, elle dissout les objets qu’elle éclaire. Je vois bien des foyers brillans, je ne vois pas une chose éclairée; elle n’est ni belle, ni vraie, ni motivée. Dans la Leçon d’anatomie, la mort est oubliée pour un jeu de palette. Ici deux des figures principales perdent leur corps, leur individualité, leur sens humain dans des lueurs de feux-follets.

Comment se fait-il donc qu’un pareil esprit se soit trompé à ce point de n’avoir pas dit ce qu’il avait à dire et d’avoir dit précisément ce qu’on ne lui demandait pas? Lui, si clair quand il le faut, si profond quand il y a lieu de l’être, pourquoi n’est-il ici ni profond ni clair? N’a-t-il pas, je vous le demande, mieux dessiné, mieux coloré même dans sa manière? Comme portraitiste, n’a-t-il pas fait des portraits cent fois meilleurs? Le tableau qui nous occupe donne-t-il une idée, même approximative, des forces de ce génie inventif lorsqu’il est paisiblement replié sur lui-même? Enfin ses idées, qui toujours se dessinent au fond du merveilleux, comme la Vision de son docteur Faust apparaît dans un cercle éblouissant de rayons, ces idées rares où sont-elles ici? Et si les idées n’y sont pas, pourquoi tant de rayons? Je crois que la réponse à tous ces doutes est contenue dans les pages qui précèdent, si ces pages ont quelque clarté.

Peut-être apercevez-vous en effet, dans ce génie fait d’exclusion et de contrastes, deux natures qui jusqu’ici n’auraient pas été bien distinguées, qui cependant se contredisent et presque jamais ne se rencontrent ensemble à la même heure et dans la même œuvre. Un penseur qui se plie malaisément aux exigences du vrai, tandis qu’il devient inimitable lorsque l’obligation d’être véridique n’est pas là pour gêner sa main, et un praticien qui sait être magnifique quand le visionnaire ne le trouble pas. La Ronde de nuit, qui le représente en un jour de grande équivoque, ne serait donc ni l’œuvre de sa pensée quand elle est libre, ni l’œuvre de sa main quand elle est saine. En un mot, le vrai Rembrandt ne serait point ici ; mais très heureusement pour l’honneur de l’esprit humain il est ailleurs, et j’estime que je n’aurai rien diminué d’une gloire si haute, si grâce à des œuvres moins célèbres, et cependant meilleures, je vous montre, l’un après l’autre dans tout leur éclat, les deux côtés de ce grand esprit.


EUGENE FROMENTIN.