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Il étale au lieu de peindre ; il n’exécute pas, il enduit; les perceptions de l’œil sont toujours vives et justes, les couleurs tout à fait sommaires. Peut-être en leur composition première ont-elles une qualité simple et mâle qui trahit le dernier effort d’un œil admirable et dit le dernier mot d’une éducation consommée. On ne saurait imaginer ni de plus beaux noirs ni de plus beaux blancs grisâtres. Le régent de droite avec son bas rouge, qu’on aperçoit au-dessus de la jarretière, est pour un peintre un morceau sans prix; mais vous n’apercevez plus ni dessin bien consistant ni facture. Les têtes sont un abrégé, les mains le néant, si l’on en cherche les formes et les articulations. La touche, si touche il y a, est jetée sans ordre, un peu au hasard, et ne dit plus ce qu’elle aurait à dire. À cette absence de tout rendu, aux défaillances de sa brosse, il supplée par le ton, qui donne un semblant d’être à ce qui n’est plus. Tout lui manque, netteté de la vue, sûreté des doigts ; il est d’autant plus acharné à faire vivre les choses en des abstractions puissantes. Le peintre est aux trois quarts éteint; il lui reste, je ne dis pas des pensées, je ne dirai plus une langue, mais des sensations d’or.

Vous avez vu Hals débutant; j’ai tâché de vous le représenter tel qu’il était en sa pleine force : voilà comment il finit, et si, ne le prenant qu’aux deux extrémités de sa brillante carrière, on me donnait à choisir entre l’heure où son talent commençait à naître et l’heure beaucoup plus solennelle où son extraordinaire talent l’abandonne, entre le tableau de 1616 et le tableau de 1664, je n’hésiterais pas, et bien entendu c’est le dernier que je choisirais. À ce moment extrême. Hals est un homme qui sait tout, parce que dans des entreprises difficiles il a successivement tout appris. Il n’est pas de problèmes pratiques qu’il n’ait abordés, débrouillés, résolus, et pas d’exercices périlleux dont il ne se soit fait une habitude. Sa rare expérience est telle qu’elle survit à peu près intacte dans cette organisation en débris. Elle se révèle encore et d’autant plus fortement que le grand virtuose a disparu. Cependant, comme il n’est plus que l’ombre de lui-même, ne croyez-vous pas qu’il est bien tard pour le consulter? L’erreur de nos jeunes camarades n’est donc à vrai dire qu’une erreur d’à-propos. Quelle que soit la surprenante présence d’esprit et la verdeur vivace de ce génie expirant, si respectables que soient les derniers efforts de sa vieillesse, ils conviendront que l’exemple d’un maître de quatre-vingts ans n’est pas le meilleur qu’on ait à suivre.