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soixante-cinq ans lorsque le prince Léopold refusa le trône de Grèce, et qu’il ne pouvait plus, dit-on, compter sur une longue vie. Qu’importe ? à mesure qu’il se courberait sous le poids des années on verrait grandir l’enfant promise au trône. La jeune princesse avait onze ans révolus ; il suffisait que le roi Guillaume vécût encore six ou sept années pour que la succession royale eût lieu régulièrement. Tous ces calculs, si on les eût faits de sang-froid, auraient dû épargner au prince Léopold les imputations perfides dont il fut l’objet d’un bout de l’Europe à l’autre ; mais comment eût-on calculé si posément les chances diverses ? il n’y avait partout qu’un même sentiment d’impatience et de colère. Ce refus d’une couronne garantie par l’Europe, ce refus d’une entreprise glorieuse à laquelle s’intéressait l’Europe était chose si extraordinaire qu’on ne pouvait se résoudre à l’expliquer naturellement. Il fallait de toute nécessité supposer une combinaison profonde.

La profonde combinaison se trouvait précisément là où on ne la cherchait point. Ah ! qu’il serait piquant de pouvoir suivre à cette date les secrètes pensées du comte Capodistrias ! Ce n’est pas lui qui attribuait à la maladie de George IV la volte-face du prince Léopold ; il connaissait bien le ressort qui avait tout fait, puisqu’il le tenait encore dans ses mains. Le rusé Corfiote devait bien rire en voyant les diplomates européens, gens d’esprit subtil et de vie artificielle, expliquer la conduite du prince par des subtilités et des artifices ; lui, pour tout arranger selon ses vues, et c’est en cela qu’on peut apprécier l’habileté supérieure de sa tactique, il s’était adressé simplement à la générosité naturelle du prince. Au fond de ce cœur loyal, il avait déposé dès le premier jour un mot destiné à porter ses fruits : « plutôt que de signer un pareil traité, moi, je n’hésiterais pas, je quitterais le pouvoir. » C’est ce mot, dit négligemment à Stockmar mais de façon à être répété au maître, c’est ce mot qui pendant toute l’année 1829 a travaillé dans l’ombre, a fouillé, tourmenté, déchiré le cœur du prince, et en fin de compte lui a dicté sa conduite.


V

Le comte Capodistrias, qui décidait ainsi le prince Léopold à renoncer au trône de Grèce, a-t-il, pour la même raison et comme il l’annonçait, quitté ses fonctions de président ? Pas le moins du monde. Les notes de Stockmar nous permettent de rétablir ici la signification véritable de certains faits en montrant les liens qui les enchaînent. On sait comment le comte Capodistrias a péri le 9