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qu’ils se tolérassent à la fin : les calvinistes et les luthériens ont encore leur église à part ; mais ils entretiennent une école commune. Moins austères et moins fanatiques que les frères bohèmes, ils ont moins fidèlement gardé l’empreinte de leur origine. Pourtant ils n’ont pas oublié leur langue. Dans les rues de Rixdorf, on entend les Bohémiens se séparer après une conversation sur les mots : Z panem bohem, c’est-à-dire « avec Dieu Notre Seigneur, » qui remplacent l’adié des Allemands, et le soir, suivant qu’on se promène dans telle rue ou dans telle autre, on est salué par le gute nacht des Allemands ou par le dobre noc des Bohémiens.

La langue française n’a pas eu la même fortune que le patois souabe ou la langue bohémienne : elle a disparu de partout. S’il y a encore quelques églises où, comme à Berlin, le prêche se fait en français, il y a plus d’Allemands que de fils de réfugiés qui viennent écouter : c’est une manière d’exercice à l’usage des Berlinois. En quelques endroits, par exemple à Ziethen, dans l’Uckermark, où une colonie française, éloignée des villes, a mieux gardé ses souvenirs, il reste au milieu de l’allemand du pays bon nombre de mots français, mais défigurés. Les enfans disent aux parens mon pir, ma mir ; un lit s’appelle une kutsche : c’est le mot couche prononcé à l’allemande ; groseille est devenu gruselchen. Les noms de famille ont subi de pareilles altérations : Urbain s’est changé en Irrbenk, Dupont en Dippo, Vilain en Villing. Les noms de baptême demeurés français, Jean, Jacques, Rachel, sont rendus méconnaissables par la façon dont on les dit. Il est pourtant encore des morceaux de langue française que récitent les enfans dans les familles des réfugiés. Ce sont quelquefois les commandemens de Dieu, écrits en style du XVIe siècle, et l’on est un peu surpris d’entendre de petites filles réciter ainsi l’un des versets : « tu ne paillarderas pas. » Tous enfin savent répéter, sans la comprendre, la confession de foi calviniste : le dernier souvenir de la patrie vit dans ces quelques lignes pour lesquelles les arrière-grands-pères des Urbain et Dupont ont souffert les dangers et la douleur de l’exil !

Il y a d’autres signes auxquels on peut reconnaître les colons d’origine française. Leur physionomie est demeurée telle, qu’un Français, transporté d’un village de France dans ce village de Ziethen, éprouverait une singulière impression à voir aller et venir des paysans presque tout semblables aux nôtres, auxquels il serait tenté d’adresser la parole, mais qui ne la comprendraient pas et qui n’ont rien de commun avec lui ! J’ai eu, dans un récent voyage en Allemagne, la preuve frappante de cette persistance de la physionomie française. Un soir, à l’orchestre d’un théâtre, comme je regardais pendant un entr’acte la salle, qui était très pleine, mon voisin me dit : — Vous avez un compatriote ici ; cherchez bien et vous le