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trafiquer sans payer de droits à la couronne : on leur fit entendre qu’en ne payant que la moitié des droits ils pouvaient se considérer encore comme une nation favorisée. La Russie ne voulait plus être exploitée comme une colonie conquise par les armes britanniques. Les Anglais crièrent qu’on les mimait : ils ne se ruinèrent pas, et ils sont si bien restés dans le pays qu’au bout de trois cents ans leur commerce y a conservé le premier rang. Dans les documens publiés par M. Tolstoï, on voit reparaître sous les règnes de Feodor et de Boris beaucoup de questions déjà débattues sous le règne précédent : je n’y reviendrai pas. D’ailleurs je n’ai pas voulu seulement exposer les débuts du commerce anglais en Russie, j’ai voulu montrer la Russie du XVIe siècle à la lumière de documens nouveaux. J’ai laissé au premier plan Ivan le Terrible, un des personnages les plus considérables et les plus discutés de l’histoire russe. Après tout, son règne semble un épisode du grand combat qui s’est livré du XVe au XVIIe siècle dans la plupart des états d’Occident entre le principe oligarchique et le principe d’unité. Ivan IV appartient au groupe historique des Charles VII, des Louis XI, des Richelieu de France, des Ferdinand d’Espagne, des Henri VII d’Angleterre. Il a livré la même bataille aux forces du passé ; mais dans un pays tout asiatique il a employé les atroces moyens de l’Asie. Quant à son caractère moral, on ne pourra bien le juger que lorsque les archives du XVIe siècle auront livré tous leurs secrets, lorsqu’on trouvera l’explication des faits obscurs qui abondent dans cette histoire. À cette enquête nécessaire, M. Iouri Tolstoï apporte de nouveaux matériaux. Bien qu’il semble incliner lui-même vers l’ancienne et peu bienveillante appréciation de Karamzine, on entrevoit dans les documens publiés par lui un Ivan IV violent et fantasque, mais d’esprit pénétrant et vigoureux, supérieur à son siècle, ayant le pressentiment d’une Russie nouvelle dont il prépare l’avènement en renouant, les anciennes relations avec L’Europe, Ce n’est point un prince vulgaire que nous montrent les rapports de Jenkinson, de Randolph, de Daniel Silvestre, de Bowes. Dans une barbarie encore crue, il a des instincts de civilisateur, sinon de civilisé. Dans un siècle de fer, chez une nation encore tout imprégnée de férocité tatare, Il a déjà bien des traits qui annoncent Pierre le Grand. Ses premiers rapports avec l’Angleterre préparent l’entrée de la Moscovie dans la famille européenne. Ivan IV laissera la Russie moins asiatique qu’il ne l’a trouvée.


ALFRED RAMBAUD.