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une sorte de presse ou de conscription de toutes les belles filles de l’empire. Comme on se proposait avant tout de gagner du temps et de payer le tsar de bonnes paroles, il était inutile que l’envoyé prolongeât trop son séjour. Sans faute, il devait revenir par les départs maritimes de l’automne. L’ambassade de Bowes nous est surtout connue par ses propres doléances et par les critiques d’Horsey. A peine a-t-il mis le pied sur le sol russe que les difficultés surgissent. Il accuse devant le tsar le boïar Chtchelkalof de s’être laissé corrompre par les rivaux de l’Angleterre, les Hollandais. Il se plaint des agens chargés de son escorte, qui lui ont manqué de respect et ont voulu le noyer dans la Dvina. Le jour de l’audience, il refuse l’attelage qu’on met à sa disposition sous prétexte que les chevaux n’ont point assez bonne mine et se rend à pied au Kremlin. Il prend plaisir à rudoyer le tsar, à le contredire sur les points les plus délicats, notamment sur celui de la conversion de Marie Hastings à l’orthodoxie. Quand on lui cite en exemple l’empereur d’Allemagne ou le roi de France, il répond que ces souverains ne peuvent se comparer à sa reine. Ivan le Terrible, devenu tout à coup débonnaire, prend patience, cherche à amadouer l’intraitable insulaire, à caresser le hérisson ; il rosse de ses propres mains Chtchelkalof, fait jeter en prison les tchinovniks dont Bowes dit avoir à se plaindre. Parfois aussi la patience lui échappe : il le traite « d’ambassadeur absurde et ignorant » et le fait chasser du palais. Puis il en revient aux moyens de douceur, l’apaise en augmentant son train de maison, en étendant les privilèges des Anglais. Pris d’un accès de galanterie chevaleresque bien étrange chez cet incorrigible épouseur, il déclare que si on ne lui envoie Marie Hastings, il passera la mer pour la conquérir. Le dogue britannique devient auprès du tsar une manière de favori : tous les courtisans recherchent ses bonnes grâces. On avait entendu dire au tsar : « Plût à Dieu que j’eusse des serviteurs aussi fidèles ! »

Un beau jour circule dans le palais une étrange nouvelle. Ivan le Terrible, au milieu d’une partie d’échecs avec le prince Belski, est tombé tout à coup en défaillance. Le Terrible est mort. Le palais fut aussitôt en proie à une violente réaction nobiliaire. L’Anglais Bowes éprouva le sort des favoris insolens. Il s’était fait trop d’envieux, trop d’ennemis pour ne pas les retrouver à ce moment critique. « ton tsar anglais est mort ! » lui cria Chtchelkalof. Ici nous allons résumer les doléances de l’ambassadeur : on l’enferme dans son propre hôtel avec ses gens et on l’y retient prisonnier pendant cinq semaines si rigoureusement qu’on ne laisse même pas entrer son médecin et que ses gens, lorsqu’ils mettent le nez aux fenêtres, sont aussitôt assaillis de pierres et d’ordures par les sentinelles, Chtchelkalof (Shalkan, comme il l’appelle) se présente un