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conserve la double signification d’hôte ou étranger et de marchand. Les bazars, quoique entièrement occupés aujourd’hui par les nationaux, ont retenu l’ancienne dénomination : gostinnii dvor, la cour des hôtes. Or les hôtes anglais de ce temps-là, confinés dans leur petite slobode, enfermés dans leur factorerie comme dans une forteresse, n’osant trop s’en écarter, autant par crainte de quelque mauvaise affaire que par respect de leur règlement, qui leur défendait de s’absenter la nuit sans autorisation, subissant le contrecoup de toutes les révolutions, exposés aux caprices d’en haut comme aux fureurs d’en bas, ne pouvaient subsister que sous le régime du privilège. La charte conférée par le prince seule les protégeait, et bien imparfaitement.

Il ne suffit pas à Ivan le Terrible de bien accueillir les Anglais : il voulait entrer en relation pour son compte avec cette tsarine d’Angleterre qui de si loin lui adressait des visiteurs. Son envoyé, Osip Népéi, qui, en sa qualité de gouverneur de Vologda, une des villes où s’établirent les Anglais, s’était déjà un peu dégrossi par la fréquentation de ces étrangers, prit passage avec Chancellor sur la Bonne-Entreprise, qu’accompagnaient le Philippe-et-Marie et les deux vaisseaux de l’infortuné Willoughby. Le voyage du premier ambassadeur russe en Angleterre eut lieu dans des circonstances aussi émouvantes que l’arrivée des Anglais en Russie. Assaillis par une furieuse tempête, les deux vaisseaux qui, malgré leurs noms d’heureux augure (la Bonne-Confiance et la Bonne-Espérance), avaient déjà eu une si triste destinée avec Willoughby, périrent corps et biens. La Bonne-Entreprise, que montaient Chancellor et Népéi, fut lancée par la tempête dans une baie d’Ecosse et s’y ouvrit contre les rochers. Chancellor s’oublia lui-même pour ne songer qu’à sauver Népéi : il périt avec son fils et presque tous ses matelots. Il semblait que ce terrible « océan germanique » de Tacite n’eût voulu épargner aucun de ceux qui avaient violé son secret. Les débris du navire et les marchandises furent pillés par les sauvages habitans de la côte. Népéi, après deux mois d’attente, put enfin quitter l’Ecosse et partir pour Londres. Une réception magnifique y attendait le premier envoyé de la Russie. Quatre-vingts marchands, montés sur de superbes chevaux, dans leurs plus riches vêtemens, avec de lourdes chaînes d’or sur la poitrine, allèrent au-devant de lui jusqu’à 12 milles de Londres. Népéi put voir là une race de négocians qui contrastaient singulièrement avec les pauvres mougiks de commerce qu’il avait connus en Russie : audacieux, énergiques, orgueilleux de leur liberté et de leur puissance, étalant cette richesse qu’ailleurs on enfouissait, race presque héroïque d’exploiteurs du globe, ils tissaient alors le premier fil de ce réseau