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rancunes qui ne pourront s’assouvir que dans les feux d’une guerre civile. » De ces paroles de Fletcher, la période des troubles allait faire une prophétie.

Il y avait déjà plusieurs siècles que durait la lutte entre les grands-princes de Moscou et l’aristocratie russe. Depuis qu’il n’existait plus de principautés indépendantes, elle se continuait dans une arène plus circonscrite, dans la cour et dans les conseils du prince. Il s’agissait de savoir si les nobles russes annuleraient le tsar et établiraient une république royale et oligarchique comme en Pologne, ou s’ils deviendraient les esclaves d’un autocrate. Pendant la minorité d’Ivan le Terrible, les princes et les boïars semblaient avoir reconquis une partie du terrain perdu sous son père et son aïeul ; mais le jeune souverain annonçait de puissantes capacités. Vainement on s’étudia à corrompre ses mœurs : son intelligence native n’en fut pas atteinte. Il en devint plus cruel peut-être et plus dépravé, mais non moins habile et redoutable. Il se manifesta brusquement lorsqu’à l’âge de treize ans il fit arrêter en plein conseil le plus insolent de ses boïars et le fit dévorer par ses chiens. Pourtant les années qui suivirent cette soudaine révélation furent assez paisibles : il se laissa même entourer de conseillers favorables aux idées anciennes et aux anciens droits. Ce moment de répit dans la lutte intestine fut profitable à la Russie. C’est alors qu’eut lieu un événement mémorable dans les annales russes : la conquête du royaume de Kazan, qu’allait bientôt suivre celle du tsarat d’Astrakhan. Ivan le Terrible à cette époque était un beau jeune homme, de haute taille, avec de fortes épaules et une large poitrine : des yeux bleus, petits et vifs, le nez aquilin, trait caractéristique de cette race de proie qui, de rapines et de coups de bec, avait fait la Moscovie. Il avait de la lecture, était fort instruit pour l’époque. Il aimait, chose bizarre chez un despote, à expliquer ses actes par la plume et la parole. A plusieurs reprises, il harangua le peuple sur la place publique ; ne pouvant se venger autrement de son traître Kourbski, il engage avec lui, par-delà la frontière qui le dérobait à son courroux, une polémique fameuse. Les Anglais allaient trouver dans Moscou à qui parler.


II

Lorsque Chancellor arriva dans la capitale du tsar, la gloire de Kazan était encore récente : on bâtissait alors pour la célébrer la magnifique et singulière église de Vassili-Blagennoï ; mais Ivan comprenait que la conquête du Volga ne suffisait pas : affranchi de l’Orient, il voulait renouer avec l’Occident. Il rêvait