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la vie sociale. En Occident, le servage s’adoucissait ou se transformait ; en Pologne, le paysan était attaché à la glèbe, mais du moins le noble était libre. Dans la Russie d’alors, pas une échappée de liberté pour personne. Esclave était le mougik sous le joug domanial le plus dur, bien que son asservissement ne fût pas encore devenu le servage légal ; esclave, la femme de toute condition, paysanne ou boïarine, livrée à l’autorité absolue de son époux et à l’arbitraire des corrections conjugales ; esclaves même les propriétaires d’esclaves, puisqu’à leur tour ils tremblaient devant le tsar, armé de son terrible bâton, maître de leur vie et de leur mort. Esclave enfin le tsar lui-même, garotté dans les liens de l’étiquette byzantine, environné d’intrigues et de sourdes haines, assailli d’angoisses, et de terreurs continuelles. Dans aucun pays, on n’avait encore vu une aristocratie aussi servile. Une pétition s’appelait en russe un battement de front (tchélobitié), On n’approchait du souverain qu’en se prosternant ; on ne lui écrivait qu’en s’intitulant son esclave (kholop) ; les plus grands seigneurs signaient leurs requêtes non pas de leur nom, Ivan on Pierre, mais d’un nom de laquais, Jeannot ou Pierrot (Vania ou Pétrouchka). La formule byzantine « Puis-je parler et vivre ? » se retrouve dans celle-ci : « N’ordonne pas de me châtier, ordonne-moi de dire un mot. » Le caractère, asiatique de cette société se manifestait dans toutes ses œuvres. Les cités qu’elle bâtissait rappelaient les bourgades royales du Turkestan. Il suffisait de passer d’une ville polonaise dans une ville russe pour être frappé du contraste. Là-bas des rues tortueuses, mais bien bâties, de hautes maisons de pierre ; ici des chaumières de sapins, des huttes de torchis mêlées à des palais le long de chemins fangeux. Pour qui avait vu Paris, Londres ou Florence, Moscou, malgré les splendeurs du Kremlin, était une capitale qui n’était pas une ville.

Sans doute l’observateur le plus attentif devait se tromper dans mainte appréciation. Cet effroyable esclavage qui semblait d’institution séculaire, qu’il eût pu prendre pour la loi même de cette société, était bien plus récent qu’il ne l’imaginait. En réalité, le paysan croyait toujours à son droit d’homme libre ; le noble n’était devenu le kholop du prince qu’après une lutte acharnée. On était asservi, mais on avait conscience d’une dégradation. Fletcher, qui vint en Russie après le sanglant règne d’Ivan IV, trouva cette aristocratie mutilée, décimée, écrasée, nullement pacifiée. Pour éteindre les grandes familles, empêcher que des naissances ne vinssent combler les vides laissés par la hache, le pouvoir en était venu à interdire le mariage à certains noms fameux. « Mais, ajoute l’auteur, ces mesures tyranniques ont rempli le pays de haines et de mortelles