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sable, étend sur tout cela, de la Baltique au Volga, une épaisse forêt, tout d’une tenue. Près de l’Oural, on n’oublie jamais de représenter la Zlata Baba, comme chacun se l’imagine, tantôt parée comme une courtisane vénitienne, tantôt enveloppée d’un long vêtement comme une Turque, tantôt faite comme une madone qui tient le divin bambino dans ses bras.

Du reste, plus on étudiait la Russie, plus l’étonnement redoublait. Il semblait que tout y fût au rebours de l’Occident. C’était un peuple chrétien peut-être, mais à coup sûr point européen. On eût dit des musulmans baptisés. Dans nombre de relations au XVIe et au XVIIe siècle, la Russie n’est jamais décrite qu’en compagnie de la Perse ou de la Grande-Tartarie : on la prenait toujours pour ce qu’elle fut longtemps, une dépendance de l’Asie. Les hommes y étaient vêtus de longues robes ou cafetans, de longues pelisses, de bottes orientales à bouts recourbés, de bonnets de fourrure qui ressemblaient à des turbans et qui, pas plus que des turbans, ne quittaient leur tête. L’élégant courtisan des fêtes d’Elisabeth, avec ses pourpoints courts, ses chausses étroites qui collaient sur ses jambes et ses cuisses, sa barbe bien taillée, ses moustaches coquettement relevées, n’en revenait pas de se voir au milieu de ce peuple d’Orientaux, cachant leurs formes sous d’amples vêtemens avec une sorte de pudeur bizarre, comme celle qu’Hérodote prête aux barbares de son temps, nourrissant de longues barbes touffues que jamais le fer ne touchait. Ivan IV estimait que se raser la barbe était un crime que tout le sang d’un martyr ne pouvait racheter. Ces hommes allaient-ils à la guerre, leur équipage ressemblait à celui des Tatars. Malgré les progrès des armes à feu, on voyait leurs premiers capitaines conserver tout l’équipement asiatique, armés de sabres recourbés, d’arcs, de flèches, hissés sur de hautes selles turques, les genoux remontés jusqu’à l’arçon. Ils avaient bien des arquebusiers et des canonniers ; mais leur point d’honneur à propos d’artillerie était précisément l’opposé de celui des Occidentaux. Un canonnier italien qui avait sauvé ses pièces au péril de sa vie fut durement réprimandé par Vassili IV. « Je pourrai toujours fondre des canons, lui dit ce prince irrité ; mais où retrouverai-je des canonniers ? » Le voyageur européen qui avait vu les cours galantes de France ou d’Italie, ces printemps de dames dont s’entouraient un François Ier ou un Médicis, s’étonnait en Russie de ne pas même apercevoir de femmes. On se fût cru à Constantinople, tant leur réclusion était sévère, tant l’appartement d’une matrone russe ou la litière d’une tsarine étaient environnés de voiles épais et de redoutables mystères. Ce qui frappait encore les observateurs, c’était l’esclavage sous toutes ses formes, affectant tous les phénomènes de