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qui saisit l’ensemble et le détail. La beauté du prince était relevée par la simplicité de son costume ; il portait l’uniforme des chasseurs à cheval, la tunique de drap vert garnie de lisérés rouges, les épaulettes d’argent, une petite étoile sur la poitrine, une casquette blanche, un sabre sans ornement avec le porte-épée en cuir. Stockmar ajoute : « Son maintien est vif, sans embarras, sans gaucherie, mais toujours très convenable. Il cause beaucoup et parle parfaitement le français, en accompagnant ses paroles de gestes naturels et justes. S’il n’y avait rien de remarquable dans ce qu’il a dit, l’agrément n’y manquait pas et il paraît avoir un vrai talent dans l’art de faire sa cour… Il mangea très modérément pour un homme de son âge et ne but que de l’eau. Après le dîner, lorsque la comtesse Liéven eut joué du piano, il lui baisa la main, ce qui parut très étrange aux dames anglaises, mais en même temps très digne d’envie. Mistress Campbell (la terrible mistress Campbell, si exigeante, si sévère dans sa façon de juger les hommes de tout rang) ne tarissait pas en éloges sur le compte du grand-duc : « Ah ! quelle aimable créature ! Il est diaboliquement beau, ce sera le plus bel homme de l’Europe[1]. »

Le prince et sa suite ne devaient quitter Claremont que le lendemain matin ; lorsque chacun se retira pour se coucher, le grand-duc alla dans une écurie, où ses gens lui avaient préparé un sac de cuir rempli de foin. C’était son lit habituel. « Nos Anglais, ajoute simplement Stockmar, virent là une affectation. »

Nos Anglais, c’étaient surtout la princesse Charlotte et les personnes de sa maison. Je ne doute pas que Stockmar en rédigeant ses notes n’ait tenu compte ainsi plus d’une fois des jugemens de ses augustes maîtres. On y devine les transformations successives de la compagne du prince Léopold. Stockmar le dit expressément ; cette ardente nature, qui n’avait qu’à se régler pour devenir elle-même un modèle, s’approchait chaque jour d’une sorte de perfection. Vous rappelez-vous Fénelon assouplissant peu à peu le caractère indiscipliné de son élève, le duc de Bourgogne ? Il y a quelque chose de cela dans l’histoire du prince Léopold et de la princesse Charlotte. Stockmar, qui dans ses premières relations avec elle lui trouvait quelque chose d’inquiétant, n’avait pas tardé à être complètement sous le charme. Le 25 octobre 1816, il écrit à un de ses amis d’Allemagne : « La princesse est incroyablement vive, nerveuse, toute de premier mouvement, et il arrive parfois que sa première impression décide de ses jugemens comme de sa conduite ;

  1. « What an amiable créature ! he is devilish handsome, he will be the handsomest man in Europe. »