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il y fallait de plus cette héroïque aspiration à l’inconnu qui fit les Colomb et les Gama. Certes ce n’était pas un vulgaire chercheur d’épices que ce Willougbby, qui, expirant d’une mort lente et cruelle par le froid et la faim, au milieu de son équipage décimé, de ses mains raidies et glacées essaya de consigner sur son livre de bord et de faire part à la postérité des derniers secrets entrevus dans l’ombre de la mort.

Sur les côtes de la Scandinavie, les trois vaisseaux furent assaillis par une formidable tempête. Chancellor, qui commandait l’Edouard Bonne-Aventure, perdit de vue les deux autres navires. Vainement il relâcha à Vardehuus en Norvège, dont le port avait été indiqué d’avance comme lieu de rendez-vous ; il y perdit sept jours à les attendre, et se décida à poursuivre seul le terrible voyage. Il doubla heureusement la Laponie et le cap Sacré, s’engagea dans la Mer-Blanche et vint aborder à l’embouchure d’un large fleuve, auprès d’un monastère. Grande fut la surprise des pauvres pêcheurs du littoral en voyant apparaître ce monstre inconnu, le vaisseau géant des mers d’Europe. On apprit d’eux que ce fleuve était la Dvina septentrionale, ce monastère celui de Saint-Nicolas, et qu’on se trouvait dans les états du tsar de Moscou. Quant à Willoughby, on ne sut que plus tard sa tragique destinée. Pendant l’hiver de l’année suivante, les autorités russes de Kholmogory eurent enfin des nouvelles : des pêcheurs avaient trouvé à l’embouchure de l’Arzina, dans la Mer-Blanche, deux grands vaisseaux ; ils étaient retenus par les glaces et les gens qui les montaient étaient morts. Sur l’ordre du prince, on envoya des employés chargés de mettre les scellés sur leur riche cargaison et de les amener dans la Dvina. Voilà dans quelles circonstances dramatiques les Anglais firent la découverte de l’empire des tsars, alors presque aussi peu connu de l’Europe occidentale que l’empire de la Chine ou le royaume fabuleux du Pretre-Jean. Le développement tout particulier de son histoire, sa situation exclusivement continentale, loin de toute mer fréquentée, l’invasion tatare, qui en avait fait longtemps un pays vassal du grand khan, isolèrent la Russie du reste de l’Europe. Ses voisins immédiats, Suédois, Polonais, porte-glaives, étaient seuls à en savoir quelque chose : les Français ou les Anglais avaient à la découvrir à nouveau pour renouer les relations interrompues depuis le mariage de notre Henri Ier avec une fille d’Iaroslaf. Chancellor arrivait en Moscovie par la voie de mer, peu d’années après qu’Herberstein y fut parvenu par la voie de terre ou, comme les Russes disaient alors, par la voie des montagnes. Chancellor avait lu peut-être les curieux Commentaires d’Herberstein, dont la première édition remonte à 1549 ; mais il eut le mérite d’arriver en