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plomb dans la cervelle, et nous autres Anglais nous devons une bonne partie de notre bon sens, de notre respect pour Dieu et pour sa majesté notre souverain, pour les lois du pays, à l’action calmante de notre climat, tandis que cet air vif et léger, ce ciel brillant surexcite les esprits de ce peuple ; on dirait qu’ils se sont tous mis au régime du vin de Champagne. C’est une nourriture qui manque de corps, de substance et qui les prédispose à toute sorte de folie ; avec le temps, ils finissent par être atteints d’une espèce de delirium tremens moral qui en fait des sauvages. Ils jettent tout à bas, palais et églises, rois et nobles, tout ce qui se trouve sur leur chemin, jusqu’à ce que l’accès soit passé. Alors, s’il se rencontre un homme qui ait conservé son sang-froid et qui ne perde pas la tête, il peut les tenir tous sous le talon de sa botte. » À cette théorie d’un Anglais en l’honneur du climat insulaire, on peut opposer un autre essai de généralisation tout aussi solide et non moins piquant, que le prince de Talleyrand développait un soir avec une certaine complaisance à lord Aberdeen dans une de ces réceptions brillantes de Holland-House où se rencontraient tous les talens, toutes les célébrités de l’Angleterre et du continent. La théorie est moins brutale et moins fataliste ; elle asservit moins l’homme aux influences de la nature et elle reflète bien ce sentiment délicat du charme et du danger de la vie sociale, comme le cultivait l’ancienne société française. la Je m’explique parfaitement la vigueur, la virilité du caractère anglais, et cette dissipation, cette frivolité, qui nous enlèvent notre énergie et font du Français un être léger et inconstant : cela vient tout simplement de votre habitude de séparer les sexes après le dîner. » Les deux théories, malgré leur origine bien diverse, ont ceci de commun qu’elles font d’une certaine lourdeur et pesanteur d’esprit, qu’elle soit le produit naturel du climat ou le fruit des libations prolongées après le départ des dames, la condition essentielle d’un établissement politique fort et durable. Si, sous cette forme humoristique, il faut reconnaître cette vérité que la précipitation, l’impatience, la mobilité, l’esprit de salon, n’ont jamais rien fondé, et que, pour doubler le cap des tempêtes et ne pas sombrer, les nations comme les navires ont besoin de lest, pardonnons à nos théoriciens leur prétention dogmatique et souvenons-nous de la leçon.

Ces Mémoires de lord Shelburne, il faut bien en convenir, ne nous présentent pas toujours le régime parlementaire sous les couleurs les plus attrayantes, et ceux qui sont à l’affût pour saisir au passage et dénoncer les misères, les lenteurs ou les infamies de ce système, pourront ramasser dans ce récit d’un témoin et d’un acteur, plus d’un trait empoisonné ; mais, si nous ne voulions accepter que les hommes et les institutions qui sont à l’abri de tout reproche,