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à son souverain ; on en fait une vertu de race, comme si quelque bonne fée, celle qui décide du sort politique des peuples, déposait cette vertu dans le berceau de tout enfant qui naît sur le sol de la libre Angleterre. Et cependant au XVIIIe siècle, pendant que le Français léger, irrespectueux s’éprenait d’enthousiasme pour son roi, lui décernait le doux nom de Bien-Aimé, et frissonnait de douleur et d’effroi à la pensée de le perdre, le maréchal de Berwick, engagé dans une intrigue qui avait pour but de rétablir les Stuarts, pouvait écrire sans être démenti, pour justifier ses promesses de succès : « L’Anglais naturellement volage se courbera devant le fait accompli et accueillera avec joie le prétendant quand il le verra conduit au parlement par la reine Anne. » Et à la veille de la révolution, en 1785, un Anglais qui voyageait en France, entendait les Français reprocher à ses compatriotes d’avoir décapité Charles Ier et se glorifier d’avoir toujours gardé à leur propre roi un attachement inviolable, une fidélité, un respect que nul excès ou sévérité de sa part n’avait pu ébranler[1]. Tant il est vrai que les peuples, comme les individus, sont ondoyans et divers, que leur caractère se forme et se trempe au feu des expériences et des circonstances successives de l’histoire et que les fatalités de race ne sont pas la clé de tous les problèmes. Le loyalisme ne pousse pas spontanément sur le sol britannique, et il n’est pas incapable de s’acclimater et de fleurir sous d’autres zones : comme tous les sentimens et toutes les vertus de l’humanité, il s’est développé lentement, sous l’influence des épreuves et des luttes de la réalité, et il n’a vraiment pris racine dans le cœur de la nation que le jour où il a été démontré que les intérêts du peuple, sa grandeur et sa liberté n’avaient pas de garantie plus sérieuse, de boulevard plus assuré que la dynastie de Hanovre.

De toutes les théories qui veulent expliquer pourquoi la monarchie anglaise n’est pas exposée à ces tourmentes périodiques qui s’abattent sur le continent, il n’en est aucune de plus ingénieuse que celle de cet Anglais dont parle Jackson dans ses Mémoires. Ce personnage, dont le nom méritait d’être conservé à la postérité, avait passé à Paris le mois de novembre de l’année 1802. Or l’automne cette année avait été particulièrement beau : pas de brumes, ni de pluie, toujours un ciel d’azur sans nuages. L’insulaire n’y comprenait rien ; ce beau temps lui paraissait insolent, comme un défi à son pays natal. « Ce n’est pas le temps de la saison, » s’écria-t-il en songeant aux brouillards de la Tamise ; « le caractère dépend, plus que vous ne pouvez l’imaginer, de l’état de l’atmosphère. Quand l’air est pesant et lourd, il met du

  1. Taine, Ancien régime, p. 15.