Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/83

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et fantasque avait un fonds d’espièglerie. Comme elle avait son franc-parler sur toutes choses, elle s’exposait sans nulle méchanceté à blesser des personnes amies. Aucun ridicule ne lui échappait. Stockmar a noté quelques-unes de ces petites scènes où reparaissait de temps à autre une liberté d’allures peu convenables à la dignité royale. Heureusement le prince Léopold était là qui corrigeait tout ; l’éducation de la princesse s’achevait sous l’autorité de l’exemple le plus doucement et le plus naturellement du monde : non pas que le prince voulût empêcher sa femme de voir juste, de remarquer les côtés faibles, d’apprécier chaque chose à sa mesure chez ceux qui l’approchaient ; sa courtoisie, on l’a dit plus haut, n’avait rien de banal. Un goût très fin, armé d’une ironie inoffensive, ne lui permettait pas d’être dupe. Stockmar nous a laissé des notes assez curieuses sur les principaux personnages de la cour du prince Léopold. Le duc de Wellington, lord Anglesea, lord Castlereagh, la comtesse de Liéven, y sont décrits finement en quelques traits. Voilà bien Wellington avec sa gravité rigide, Castlereagh avec son scepticisme léger, la comtesse de Liéven avec ses prétentions altières. La comtesse, plus tard princesse de Liéven, femme d’un diplomate russe, celle-là même que la société parisienne a connue sous le règne de Louis-Philippe, celle qui fut l’amie, la confidente, et en mainte circonstance, assure-t-on, l’égérie de M. Guizot, fait une assez maussade figure dans les notes de Stockmar. Son buste est d’un squelette, son visage n’est pas sans beauté malgré sa maigreur, mais son nez pointu et ses lèvres plissées par le dédain révèlent son peu de disposition à reconnaître des égaux autour d’elle. Elle a bien des talens, il est vrai, elle joue du piano à merveille, elle parle l’anglais, le français, l’allemand dans la perfection, mais on voit beaucoup trop qu’elle a pleine conscience de son mérite.

Un personnage bien plus considérable de la société russe a aussi un souvenir dans ces notes, c’est le grand-duc Nicolas, le futur empereur, qui, au mois de novembre 1816, visita le prince Léopold et la princesse Charlotte dans leur résidence de Claremont-Esher. Il était accompagné du général Kutusof et d’un conseiller d’état. Stockmar en parle avec admiration. « Au dîner, dit-il, le grand-duc était placé entre la princesse et la duchesse d’York, précisément en face de moi, de sorte que j’ai pu l’examiner à loisir. » Et il en trace un portrait enthousiaste. C’est un magnifique jeune homme d’une vingtaine d’années, extraordinairement beau et séduisant. Il le compare à Léopold son maître et le trouve encore plus beau, plus grand, droit comme un chêne. Son teint juvénile, ses traits réguliers, son large front, ses yeux, son nez, sa bouche, son menton finement dessiné, il passe tout en revue, comme un peintre