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chez lui : « Je veux bien, à la condition qu’à table vous ne porterez la santé ni de mon père ni de ma mère. » Cette réponse, rapportée au précepteur, lui parait trahir un mauvais cœur ; après avoir tenu conseil avec l’intendant et pris même l’avis d’un troisième personnage, ils tombent d’accord qu’il convient d’en écrire aux parens, car ce propos annonce une corruption et une insensibilité effrayantes. Rien cependant n’était plus simple. Le jeune homme était écœuré de la bassesse et des flagorneries de l’intendant, et il avait voulu se prémunir contre ce débordement de viles flatteries et de protestations de dévoûment.

A quinze ans, ses parens le rappellent à Londres. Il y jouit de la plus grande liberté, il va et vient comme il lui plaît, il fait les connaissances qui lui conviennent, il prend son plaisir où bon lui semble ; ses parens n’exercent sur lui aucun contrôle, sauf sur l’article argent, et n’avait été la libéralité de quelques vieilles tantes, il n’aurait pas pu suffire aux plus modestes exigences. Avant de l’envoyer à l’université d’Oxford, son père le prend un jour avec lui dans ses visites aux hommes marquans du moment, afin que plus tard il eût le plaisir de se rappeler qu’il avait vu les célébrités de la génération précédente. Il le conduit aussi à la chambre des communes pour entendre parler lord North, que l’opinion publique signalait comme un orateur distingué. Le futur ministre n’est pas encore pénétré de l’utilité d’assister à ces tournois d’éloquence, et, sous prétexte qu’il n’aime pas la manière de lord North, il s’esquive et se prive du plaisir d’entendre une seconde fois le brillant orateur. Cette étourderie lui attire une sévère algarade de son père, qui, dans son irritation, lui prédit qu’il ne sera jamais un homme.

A l’université, il eut encore la mauvaise chance de tomber sous la direction d’un maître fort étroit d’esprit ; il lut avec lui un certain nombre d’ouvrages sur la loi naturelle et sur les lois des nations, un peu d’histoire, du Tite-Live, et traduisit avec soin quelques-unes des harangues de Démosthène. Les Discours, de Machiavel sur Tite-Live, les harangues de Démosthène, firent une profonde impression sur son esprit. Il suivit assidûment les leçons de Blackstone sur le droit civil et politique de l’Angleterre et y puisa des connaissances précieuses. Quant à ses condisciples, ils étaient en général assez médiocres : aucun n’a marqué plus tard ni dans la politique ni dans les lettres.

Quand la guerre éclata en 1757, le futur lord Shelburne, qui ne se plaisait pas à la maison paternelle, désespérant d’obtenir la permission d’aller au loin, prit le parti d’entrer dans l’armée. Son père, sur les conseils de son ami Fox, le plaça dans le 20e régiment