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art dont la technique a tant d’importance, dont la matière a tant de poids et de prix. Élégiaque ou non, poète à coup sûr, si Ruysdael avait écrit au lieu de peindre, je soupçonne qu’il aurait écrit en prose plutôt qu’en vers. Le vers admet trop de fantaisie et de stratagèmes, la prose oblige à trop de sincérité pour que ce véridique et clair esprit n’eût pas préféré ce langage à l’autre. Quant au fond de sa nature, c’était un rêveur, un de ces hommes comme il en existe beaucoup de notre temps, rares à l’époque où naquit Ruysdael, un de ces promeneurs solitaires qui fuient les villes, fréquentent les banlieues, aiment sincèrement la campagne, la sentent sans emphase, la racontent sans phrase, que les lointains horizons inquiètent, que les plates étendues charment, qu’une ombre affecte, qu’un coup de soleil enchante. On ne se figure Ruysdael ni très jeune, ni très vieux ; on ne voit pas qu’il ait eu une adolescence, on ne sent pas davantage le poids affaiblissant des années. Ignorât-on qu’il est mort avant cinquante-deux ans, on se le représenterait entre deux âges, comme un homme mûr ou de maturité précoce, fort sérieux, maître de lui de bonne heure, avec les retours attristés, les regrets, les rêveries d’un esprit qui regarde en arrière et dont la jeunesse n’a pas connu le malaise accablant des espérances. Je ne crois pas qu’il eût un cœur à s’écrier : Levez-vous, orages désirés ! Ses mélancolies, car il en est plein, ont je ne sais quoi de viril et de raisonnable où n’apparaissent ni le tumultueux enfantillage des premières années ni le larmoiement nerveux des dernières ; elles ne font que teinter sa peinture en plus sombre, comme elles auraient teinté la pensée d’un janséniste.

Que lui a fait la vie pour qu’il en ait un sentiment si dédaigneux ou si amer ? Que lui ont fait les hommes pour qu’il se retire en pleine solitude et qu’il évite à ce point de se rencontrer avec eux, même dans sa peinture ? On ne sait rien ou presque rien de son existence, sinon qu’il naquit vers 1630, qu’il mourut en 1681, qu’il fut l’ami de Berghem, qu’il eut Salomon Ruysdael pour frère aîné et probablement pour premier conseiller. Quant à ses voyages, on les suppose et l’on en doute : ses cascades, ses lieux montueux, boisés, à coteaux rocheux, donneraient à croire ou qu’il dut étudier en Allemagne, en Suisse, en Norvège, ou qu’il utilisa les études d’Everdingen et s’en inspira. Son grand labeur ne l’enrichit point, et son titre de bourgeois de Harlem ne l’empêcha pas, paraît-il, d’être fort méconnu. On en aurait même la preuve assez navrante, s’il est vrai que par commisération pour sa détresse plus encore que par égard pour son génie, dont personne ne se doutait guère, on dut l’admettre à l’hôpital de Harlem, sa ville natale, et qu’il y mourut. Mais avant d’en venir là que lui arriva-t-il ? Eut-il des