Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/785

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lumière, Ruysdael n’y marquait-il pas comme un maître, et, chose plus estimable encore, comme un grand esprit ? A Bruxelles, à Anvers, à La Haye, à Amsterdam, l’effet est le même ; partout où Ruysdael paraît, il a une manière propre de se tenir, de s’imposer, d’imprimer le respect, de rendre attentif, qui vous avertit qu’on a devant soi l’âme de quelqu’un, que ce quelqu’un est de grande race et que toujours il a quelque chose d’important à vous dire.

Telle est l’unique cause de la supériorité de Ruysdael, et cette cause suffit : il y a dans le peintre un homme qui pense, et dans chacun de ses ouvrages une conception. Aussi savant dans son genre que le plus savant de ses compatriotes, aussi naturellement doué, plus réfléchi et plus ému, mieux qu’aucun autre il ajoute à ses dons cet équilibre qui fait l’unité de l’œuvre et la perfection des œuvres. Vous apercevez dans ses tableaux comme un air de plénitude, de certitude, de paix profonde, qui est le caractère distinctif de sa personne, et qui prouve que l’accord n’a pas un seul moment cessé de régner entre ses belles facultés natives, sa grande expérience, sa sensibilité toujours vive, sa réflexion toujours présente. Ruysdael peint comme il pense, sainement, fortement, largement. La qualité extérieure du travail indique assez bien l’allure ordinaire de son esprit. Il y a dans cette peinture sobre, soucieuse, un peu fière, je ne sais quelle hauteur attristée qui s’annonce de loin, et de près vous captive par un charme de simplicité naturelle et de noble familiarité tout à fait à lui. Une toile de Ruysdael est un tout où l’on sent une ordonnance, une vue d’ensemble, une intention maîtresse, la volonté de peindre une fois pour toutes un des traits de son pays, peut-être bien aussi le désir de fixer le souvenir d’un moment de sa vie. Un fonds solide, un besoin de construire et d’organiser, de subordonner le détail à des ensembles, la couleur à des effets, l’intérêt des choses au plan qu’elles occupent ; une parfaite connaissance des lois naturelles et des lois techniques, avec cela un certain dédain pour l’inutile, le trop agréable ou le superflu, un grand goût avec un grand sens, une main fort calme avec le cœur qui bat, tel est à peu près ce qu’on découvre à l’analyse dans un tableau de Ruysdael.

Je ne dis pas que tout pâlisse à côté de cette peinture, d’éclat médiocre, de coloris discret, de procédés constamment voilés ; mais tout se désorganise, se vide et se découd. Placez une toile de Ruysdael à côté des meilleurs paysages de l’école, et vous verrez aussitôt apparaître dans ses voisins des trous, des faiblesses, des écarts, une absence de dessin là où il en faudrait, des traits d’esprit quand il n’en faudrait pas, des ignorances mal déguisées, des effacemens qui sentent l’oubli. A côté de Ruysdael, un beau Van de Velde est maigre, joli, précieux, jamais très mâle ni très mûr ; un