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rompt ; c’est bien peu de chose en apparence, c’est assez pour tout détruire. Brougham supplie les lords de se rappeler cette grande scène. « Je dis grande, parce qu’elle est poétiquement grande et juste, à part même la place qu’elle tient dans les livres inspirés. » Les deux infâmes vieillards ont tout combiné pour perdre Suzanne, la femme de Joachim. Suzanne est condamnée, on la conduit au supplice ; elle va mourir, quand Daniel, le jeune voyant, obtient la permission d’interroger séparément les deux accusateurs. Il leur demande sous quel arbre du jardin de Joachim a été commis le crime d’adultère. « Sous un tamaris, » dit l’un ; l’autre dit : « Sous un chêne. » Ainsi dans ce complot horrible, un seul point, un tout petit point de leur rôle a été oublié. Ce point, c’est l’arme que se réservait la Providence, « la Providence, ajoute Brougham, qui ne veut pas que l’iniquité triomphe et que l’innocence soit foulée aux pieds. »


« Telle est, mylords, la cause qui vous est soumise. Telles sont les preuves qui vous sont offertes à l’appui de ce bill, preuves insuffisantes pour établir une dette, impuissantes pour priver un citoyen de l’un de ses droits, scandaleuses si elles doivent soutenir la plus haute accusation que connaisse la loi, monstrueuses si elles prétendent ruiner l’honneur et flétrir le nom d’une reine d’Angleterre ! Comment donc les qualifier, ces preuves, s’il s’agit d’une législation judiciaire, d’une sentence parlementaire, d’une loi ex post facto, dirigée contre une femme sans défense ? Mylords, je vous supplie de réfléchir. Je vous engage sérieusement. à prendre garde. Vous êtes sur le bord d’un précipice ; faites attention ! Votre jugement ira loin, si vous condamnez la reine ; mais ce sera la première fois qu’un de vos jugemens, au lieu d’atteindre la personne qui en est l’objet, se retournera, rebondira en arrière pour frapper ceux qui l’auront prononcé. Sauvez le pays, mylords, de cette catastrophe ! Vous-mêmes sauvez-vous de ce péril ! Oui, préservez ce pays, dont vous êtes l’ornement, mais où vous ne pourrez continuer de fleurir, si vous vous séparez du peuple, pas plus que la fleur séparée de sa racine, pas plus que la branche séparée du tronc de l’arbre. Sauvez ce pays afin que vous puissiez l’embellir encore, sauvez la couronne en péril, sauvez l’aristocratie ébranlée ; sauvez l’autel menacé du même coup qui renverserait le trône. Vous avez décidé, mylords, vous avez voulu, l’église et le roi ont voulu que la reine fût privée du service solennel auquel elle a droit. Au lieu de ce service solennel, elle a aujourd’hui les prières qui s’élèvent du fond du cœur de son peuple. Je n’y joindrai pas les miennes, dont elle n’a pas besoin ; j’adresserai seulement mes humbles supplications au Dieu de miséricorde, pour qu’il ne mesure pas sa miséricorde envers ce peuple aux mérites de ceux qui le gouvernent et pour qu’il incline vos cœurs à la justice. »