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l’amant de Juliette reparaît ; ce précieux poison qui va le réunir à sa maîtresse, il le tient donc enfin ; s’élancer vers elle, la rejoindre, est désormais l’unique effort ; vous sentez qu’il ne vit plus que pour mourir. Le mouvement du tragédien, son accent, son visage, pendant les derniers vers qui précèdent cette sortie ne se peuvent décrire. C’est d’une instantanéité, d’un nouveau, d’un trouvé irrésistibles. Ce spectacle remuait en nous tout le passé, involontairement nous pensions à Delacroix, à Berlioz, ces adorateurs sincères et sans phrases du génie de Shakspeare ; quelles jouissances n’éprouveraient-ils pas, eux qui ont tant vécu avec Roméo et tant aimé Juliette ! — On prête à M. Rossi l’intention de profiter de l’aura popularis pour faire une excursion dans notre répertoire ; s’il compte s’adresser au théâtre de Victor Hugo, jouer, comme on l’a dit, Ruy Blas, le Roi s’amuse, rien de mieux, passe même pour Louis XI, bien que cette tragédie d’opéra comique, avec ses bons villageois dansant en chœur sur la place de l’église, et son arrière-goût de Scribe et de Béranger, ne réponde guère aux tendances dramatiques remises en vigueur chez nous par les représentations de l’artiste italien ; mais qu’il se garde surtout d’aller fouiller dans les archives de l’ancienne Porte-Saint-Martin ; fuyons comme la peste les maladroits amis qui nous crieraient aux oreilles : « Et maintenant à la Tour de Nesle ! » M. Rossi a mieux à faire que de chercher à nous intéresser à Buridan le capitaine, dont les destinées ne nous sont que trop connues ; qu’il reste fidèle à son saint et ne compromette point en des aventures de cape et d’épée le prestige que lui vaut sa manière d’interpréter Shakspeare. Il y a du commentateur et du conférencier chez cet artiste : c’est un penseur, — oiseau rare à rencontrer en lieu pareil ; de là son autorité sur le public, jusqu’alors irrévérencieux et réfractaire. Réussir où tant d’autres, et des meilleurs, avaient échoué n’est point une gloire qui se doive jouer à pile ou face. Cet Italien, par sa puissante initiative, nous a mis en rapport direct avec le génie de Shakspeare, il a, comme on dit, rompu la glace ; qu’il reste désormais l’homme non pas d’un seul rôle, mais d’une idée, idée de vulgarisation des chefs-d’œuvre et, si l’on veut, d’apostolat intellectuel ; là est le secret de sa force et de son succès.

Vanity fair ! dit un roman de Thackeray ; un livre qu’on devrait bien faire et qui servirait plus tard à caractériser les mœurs dramatiques de notre époque, ce serait : la Foire aux appointemens ! La Patti touche aujourd’hui 3,000 francs par représentation, Christine Nilsson s’est mise sur le même pied, ce que voyant, M. Faure, qui ne voulait pas être en reste, vient de s’engager dans la troupe ambulante de M. Merelli au prix de 300,000 francs pour cent représentations. Aux premiers beaux jours, ce baryton expéditionnaire quittera la France et s’en ira comme Joconde parcourir le monde, les journaux ne nous entretiennent que de