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ans la société l’avait déjà mise à son programme, mais de ce grand ensemble organique, quelques morceaux détachés, l’ouverture, — une admirable page, — et l’apparition de la fée des Alpes, — une merveille de grâce et de poésie, — étaient seuls restés dans les mémoires, et c’est encore à ces morceaux que la faveur du public s’est prise pendant les deux récentes auditions. Tout porte à croire qu’il en sera toujours ainsi avec certaines œuvres capitales de Schumann. Pour nous habituer à cette musique abstraite et trop souvent même abstruse, pour nous faire pénétrer au cœur du sujet, il faudrait des expériences fréquemment, obstinément réitérées, et ce ne sont pas des auditions isolées se renouvelant à des années de distance qui nous aideront à débrouiller une pareille énigme. Schumann n’a jamais été clair, ses plus fervens adeptes sur ce point ne sauraient nous contredire ; c’est un esprit alambiqué, une manière de Jean-Paul musical empêtré dans les parenthèses, chaotique avec des fulgurations de génie. Dès 1849, à cette période, la plus féconde de sa productivité, où, parmi tant d’ouvertures, de symphonies, de trios, de pièces instrumentales et vocales de tout genre, naquit ce puissant poème de Manfred, la critique lui reprochait cette fureur qu’il a d’amonceler les difficultés techniques en même temps qu’il s’adresse intentionnellement à votre émotion et recherche vos sympathies : toujours Jean-Paul ! La musique de Robert Schumann, ainsi que la prose de l’auteur de Titan, est aux mains du public un peu comme une noix entre les pattes de l’écureuil. Il ronge la dure enveloppe, s’use les dents et la rejette sans se douter que sous l’ingrate écorce un fruit savoureux se dérobe. Ce fruit, bien des gens en France l’ont deviné, pressenti, mais que d’efforts, de frais, seraient nécessaires pour le faire goûter au public ! Longtemps encore, avec le néo-romantique allemand, nous en serons réduits aux notions fragmentaires, aux jugemens par à-peu-près. A peine avons-nous une idée de Manfred ; nous distinguons bien ici et là divers morceaux, assez pour nous dire : C’est un maître I nous n’embrassons pas l’ensemble de l’œuvre. De ce que Schumann a mis dans cette partition de sentiment byronien, de ce qu’il ajoute de ses propres douleurs, de ses pensées, de ses doutes, de ses flammes à lui et de ses amertumes à la passion du poète dont il s’inspire, qu’en savons-nous ? que savons-nous de sa Geneviève, de son Faust ?

C’eût été en effet grand miracle qu’un rôdeur tel que celui-là, cherchant partout quem devoret à travers les littératures, ne fût point venu poser sa griffe de lion sur la tragédie philosophique de Goethe. Quel musicien avant lui n’avait flairé, retourné l’illustre proie ? Beethoven d’abord, qui, s’il faut en croire Schindler, se promettait de terminer par là sa carrière de compositeur. Nous avons ensuite le partitionnaire Eberwein, qui, à Weimar sous les yeux du maître, et soutenu par sa