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M. Decker étaient bien connues, et la réputation de Mme Decker au-dessus de tout soupçon : chacun estimait sa prudence, sa dévotion, ses qualités de ménagère ; dans le pays où les femmes ont le plus de liberté, elle ne se serait pas promenée à pied ou à cheval avec un autre que son mari, ses discours étaient remarquables par un tact et une décence qui contrastaient singulièrement avec l’argot mondain à la mode de ces parages ; tandis que les plus folles toilettes s’étalaient autour d’elle, jamais on ne lui voyait un bijou de prix. Le laisser-aller de la société californienne la scandalisait ; elle déclamait volontiers contre le scepticisme moderne en fait de religion.

Aucune des personnes présentes à cette algarade n’a oublié de quelle façon vive et imposante cependant elle reprocha publiquement à M. Hamilton dans la salle commune de défendre certain ouvrage entaché de matérialisme. Quelques-uns n’ont pas oublié non plus l’expression de surprise un peu goguenarde qu’exprima le visage de M. Hamilton, qui abandonna du reste aussitôt la discussion ; M. Oakhurst l’oublia moins que personne, et à partir de ce moment battit froid à son ancien ami. On aurait pu croire, si la peur eût été compatible avec le caractère de Jack Oakhurst, qu’il craignait Dick Hamilton.

Depuis quelque temps déjà, Oakhurst avait montré des symptômes de conversion. On ne le voyait presque jamais au café, ni au jeu, ni dans la société des dissipateurs. Il lisait, il faisait de longues promenades, il vendit ses chevaux de courses, enfin il allait à l’église ! Je me rappelle la première apparition qu’il y fit. Il n’accompagnait pas les Decker, il ne prit pas place dans leur banc ; mais, comme le service commençait, il entra sans bruit et s’assit près de la porte. Un instinct mystérieux avertit la congrégation de sa présence : quelques fidèles poussèrent la curiosité jusqu’à se tourner de son côté comme s’ils lui eussent adressé leurs répons. Le service achevé, il disparut comme il était venu, en se dérobant aux commentaires. Les uns prirent son apparition dans le lieu saint pour une fantaisie de libertin, d’autres crurent à un pari, presque tous s’accordèrent à qualifier sa conduite d’impertinente. Les plus austères blâmèrent le bedeau de ne l’avoir pas mis à la porte et firent entendre qu’ils ne conduiraient plus à cette église-là leurs femmes ni leurs filles, si elles devaient y être exposées au péril d’une pareille influence. Ce fut vers cette même époque que M. Oakhurst, comparant ses propres allures à celles du monde de convention auquel il s’était si rarement mêlé jusque-là, s’aperçut qu’il y avait dans sa personne extérieure quelque chose qui choquait les usages, qui trahissait sinon sa carrière passée, du moins une individualité, une origine suspectes. Rempli de cette pensée, il rasa ses longues mous-