Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/458

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

menade matinale à Sacramento. Bientôt des chars-à-bancs passèrent sur la route remplis de femmes en toilettes de fantaisie plus ou moins excentriques ; le tapage de la vie humaine vint égayer, réchauffer, pour ainsi dire, les lignes sévères du paysage, puis la longue piazza de l’hôtel apparut émaillée de robes blanches, bleues et roses. M. Oakhurst, en vrai cavalier californien, ne modéra pas la vitesse du cheval fougueux qu’il montait en approchant de sa destination, mais se dirigea au contraire à fond de train sur l’hôtel, fit cabrer soudain son cheval au pied de la piazza, et sortit tranquillement ensuite du nuage de poussière qui l’avait enveloppé tandis qu’il mettait pied à terre. Pendant qu’il gravissait les marches, nul n’aurait pu assurément deviner la tempête qui bouillonnait en lui.

Par suite d’une vieille habitude, il fit brusquement face à la foule, affrontant avec hauteur les ricanemens à demi étouffés des hommes, l’admiration inquiète des femmes. Une seule personne vint lui serrer la main. Par un hasard étrange, c’était la fine fleur de cette société, Dick Hamilton, l’homme dont la naissance, l’éducation et la position sociale défiaient le plus nettement toute critique. Dick Hamilton était banquier dans l’acception régulière du mot et fort répandu. — Ignorez-vous à qui vous parlez ? lui demanda un jeune gentleman de sa société en levant les mains au ciel.

— Je parle, répondit Hamilton en souriant, à l’homme qui vous a gagné mille dollars la semaine dernière. Moi, je n’ai avec lui que des relations d’amitié.

— N’est-ce pas un… un joueur ? demanda une miss élégante avec la plus jolie moue de dédain.

— En effet, répondit Hamilton, mais je souhaiterais, mademoiselle, que chacun de nous jouât aussi franc jeu que lui.

Oakhurst ne sut rien de ces colloques, car il avait déjà gagné le vestibule du premier étage, où il se promenait anxieux. Tout à coup, il entendit un pas léger derrière lui, puis son nom prononcé d’une voix qui fit refluer tout son sang vers le cœur. Il se retourna, c’était elle ! Mais quel changement ! Il n’a fallu que deux mois pour la transformer. De bonne foi, elle est irrésistible. Sans doute, chère madame, nous n’hésiterions pas, vous et moi, à décider que ces piquantes fossettes n’ont rien à faire avec la vraie beauté, que les lignes délicates de ce nez aquilin sont un indice d’égoïsme et de cruauté ; mais ni vous ni moi, chère madame, ne sommes amoureux d’elle, et M. Oakhurst est amoureux. Sous les volans d’une robe envoyée de Paris, comme autrefois sous la petite robe grise taillée de ses propres mains, elle lui fait l’effet d’un ange ; c’est cette chasteté visible dans ses traits, ses mouvemens, ses attitudes, c’est cette blancheur de neige immaculée qui le rend fou. Et elle marche enfin, ce petit pied cambré dans le satin est encore une révélation.