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vaste établissement, si elle a en un mot toutes les forces militaires et financières, ainsi que tout le personnel administratif indispensables pour utilement occuper des domaines aussi divers qu’étendus.. On ne prend pas possession de provinces européennes comme de telles contrées le long de l’Amour et du Syr-Daria ; on risque de trouver plus d’une Pologne ingouvernable parmi ces peuples du Danube et du Balkan, et l’unité de la loi, l’uniformité du svod, ne sera pas si facile à établir dans des pays où florissaient côte à côte les institutions les plus disparates, depuis le régime du cimeterre jusqu’au régime parlementaire. La transformation de la Turquie ne transformera-t-elle pas au surplus le peuple moscovite à son tour, et l’histoire ne tiendra-t-elle pas à répéter à cette occasion la grande et pathétique leçon de Grœcia capta ? La Russie sera-t-elle encore la Russie le jour où elle dominera la péninsule orientale, et un empire baigné par les flots azurés du Bosphore pourra-t-il conserver sa capitale sur les bords glacés de la Finlande ? Graves et obscurs problèmes devant lesquels il est permis de s’arrêter, de concevoir des appréhensions et des doutes. Ce qui n’est pas douteux par contre, c’est qu’à l’heure du destin la Prusse posera ses conditions et stipulera ses compensations. Ce n’est pas une dette de reconnaissance dont elle songera à s’acquitter alors, c’est un nouveau marché qu’elle entendra établir. Mettra-t-elle pour prix de son consentement la Hollande, le Jutland ou les territoires allemands de l’Autriche ? la frontière de la Vistule ou les provinces de la Baltique ?

Qui sait d’ailleurs si ce drame prolongé de la décadence turque n’est pas encore destiné à recevoir un dénoûment peu ou point entrevu jusque-là, bien original pourtant et rien moins qu’illogique ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que les publicistes et les patriotes de Berlin parlent de la mission de l’Autriche dans les pays du Danube et du Bosphore, qu’ils la disent appelée par la Providence à fortifier dans ces contrées les intérêts tudesques, à y « porter la culture allemande. » Depuis le grand jour de Sedan surtout, les exhortations, les sommations ne manquent pas à cette puissance « de chercher son centre de gravité ailleurs qu’à Vienne, » de justifier enfin son nom séculaire de Ost-reich et de devenir un empire de l’est dans le sens véritable du mot. Une monarchie constamment menacée de la perte prochaine de ses possessions germaniques sur la Leitha pourra bien à la longue être amenée à tenter l’aventure, alors surtout qu’on prendra le soin de lui présenter cette aventure comme une nécessité et comme une vertu ; un état qui n’a jamais été fortement centralisé, et qui a toujours oscillé entre le dualisme et un système fédéral plus ou moins défini, aura même grande