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la Pologne, c’est par mauvaise humeur contre l’Angleterre dans la question du congrès que Napoléon III avait abandonné la cause du Danemark, et Alexandre Mikhaïlovitch a cédé à de pareils mobiles plus que tout autre, il a même été le premier à pratiquer cette « politique de dépit » avec ses griefs imaginaires contre l’Autriche dans la guerre d’Orient, comme il n’a pas été non plus le dernier à caresser certaine « politique de pourboire » avec sa ligue des neutres, qui a empêché tout concert des puissances. Que d’opportunités heureuses pour le salut de l’Europe, pour la gloire de sa nation et la splendeur de son auguste maître le chancelier russe n’a-t-il pas laissées échapper par amour de la Prusse : au printemps 1867, alors que la France et l’Autriche lui offraient des concessions si larges en Orient, à l’automne 1870, alors que l’Angleterre et l’Autriche le sollicitaient de prendre l’initiative dans l’œuvre de la paix ! Que d’illusions aussi dans cette croyance, que le prince Gortchakof n’a rien sacrifié pendant ces dix années d’association avec son redoutable collègue ! N’est-ce donc rien que ce port de Kiel, la clé de la Baltique, livré aux mains des Allemands ? n’est-ce rien que le démembrement de la monarchie danoise, la patrie de la tsarevna ? n’est-ce rien que le vasselage de la reine Olga, le renversement et la spoliation de tant de familles régnantes alliées par le sang à la maison de Romanof, la perte de l’indépendance de ces états secondaires de tout temps si dévoués et si fidèles à la Russie ? n’est-ce rien enfin que tout ce profond bouleversement de l’ancien équilibre européen, et l’agrandissement démesuré, gigantesque, d’une puissance limitrophe ?

« La grandeur est une chose relative, et un pays peut être diminué, tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces s’accumulent autour de lui[1]. » Ce mot qu’entendit Napoléon III au lendemain de Sadowa, la Russie peut bien se l’appliquer, elle aussi, depuis le jour de Sedan, car personne assurément ne voudra prétendre que l’abolition de l’article 3 du traité de Paris soit l’équivalent des forces accumulées par la Prusse au centre de l’Europe. Quant aux espérances en Orient, elles sont bien aléatoires, comme toute spéculation d’héritage : le malade a tant de fois déjà trompé l’attente de ses médecins, on n’est plus à compter les crises mortelles qui devaient l’emporter, et peut-être n’est-ce point précisément à la Russie de se plaindre de ce prolongement d’agonie. C’est là encore une question en effet si la Russie est ores et déjà en état de se charger de la succession, si elle est suffisamment outillée pour un si

  1. Note confidentielle de M. Magne, 20 juillet 1866. — Papiers et correspondance de la famille impériale, I, p. 241.