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douce romance de Weber intitulée l’Éloge des Larmes (Lob der Thränen), à moins que ce ne fût là un hommage discret rendu à la sensibilité bien connue du vieux Hohenzollern, et dont maints discours, lettres ou télégrammes portent dans l’histoire la trace authentique. Ce caractère facilement impressionnable du souverain d’Allemagne ne se démentit point, tant s’en faut, à Saint-Pétersbourg ; il éclata surtout au moment où les deux monarques se firent leurs adieux dans les salons impériaux de la gare de la Gatchina. Pour ne pas succomber à l’émotion, Guillaume Ier dut quitter brusquement le salon ; « la tête inclinée, les traits contractés, il sortit à pas précipités et gagna le wagon sans se retourner. »

Du reste, si pendant ce séjour des hôtes prussiens sur les bords de la Neva tous les honneurs furent pour l’oncle du tsar, la curiosité du public, haletante et presque fiévreuse, se reportait de préférence, on s’en doute bien, sur le ministre extraordinaire dont l’uniforme de cuirassier blanc faisait partout ressortir encore la stature imposante, sur ce chancelier d’Allemagne qui, dans le court espace d’un lustre, a su fonder un empire sur la ruine de deux autres. On n’avait pas eu le temps d’oublier à Saint-Pétersbourg le diplomate frondeur qui, de 1859 à 1862, étonnait et amusait la société russe par ses médisances contre sa propre cour, par ses plaisanteries sur les « perruques de Potsdam » et les « philistins de la Sprée, » et à qui il arriva parfois de répéter alors le mot fameux de M. Prudhomme, le mot : si j’étais le gouvernement !… quitte à en rire tout le premier. Il était le gouvernement à cette heure, il était même le maître de l’Europe, et son astre avait fait pâlir l’étoile d’un Habsbourg et d’un Napoléon ! Le sujet prêtait à plus d’un rapprochement saisissant, à mainte réminiscence piquante, et il y eut place aussi pour les remarques futiles, pour le plerisque vana mirantibus dont parle l’immortel historien en présence de tout changement prodigieux de fortune. En présence de l’homme aux cinq milliards, les grandes dames, au Palais d’hiver, se rappelaient certaine ambassadrice d’il y a dix ans, qui un jour déclarait hardiment ne pouvoir payer 40 roubles d’argent une primeur d’asperges, qui un autre jour avouait en toute candeur ne devoir ses nouvelles boucles d’oreilles en diamant qu’à l’échange d’une tabatière de prix, ancien cadeau du prince de Darmstadt[1]. L’ambassadrice, c’était la femme de M. de Bismarck, baron alors, prince aujourd’hui, bon prince avec tout cela et n’ayant rien perdu de son affabilité d’autrefois. Il était facile, enjoué, empressé comme du temps de sa mission en Russie ; il s’enquérait des amis, des

  1. Aus der Petersburger Gesellschaft, t. II, p. 89.